Devant les sénateurs, Rodolphe Saadé plaide pour « les bénéfices utiles »

Dans une intervention de deux heures le 20 juillet devant les commissions des activités économiques et de l’aménagement du territoire du Sénat, le PDG de CMA CGM a détaillé la vision de son groupe, en plein débat sur le pouvoir d’achat. Tous les sujets maritimes et logistiques du moment ont été abordés. Revue de détail.

 Famille et investissement

Rodolphe Saadé a longuement rappelé l’histoire de son groupe qui « croise celle d’une famille, de la France et de la mondialisation de ces 50 dernières années ». Selon le PDG de CMA CGM, le succès de l’armement « repose sur un principe très fort, celui de l’investissement ». Interrogé sur le niveau record des profits engendrés en 2021 et promis pour 2022, Rodolphe Saadé évoque la notion de « bénéfices utiles à notre transformation, aux valeurs que nous portons et, bien sûr, à la France ». Grâce à « 90 % de réinvestissement », cette politique est à l’origine « de notre formidable développement », estime le patron du n° 3 mondial du conteneur. Quelques chiffres entre 2017 et 2021 : des effectifs passés de 37 000 à 150 000 personnes, un chiffre d’affaires multiplié par près de trois de 21 à 56 milliards de dollars, une flotte qui atteint 570 navires et désormais 580 entrepôts dans le monde.

■ Covid et congestion

La congestion portuaire a absorbé au moment le plus critique, le pic de fin 2021-début 2022, « 17 % de la capacité mondiale », mais, affirme Rodolphe Saadé, CMA CGM a accru de 18 % sa capacité de transport depuis le début de la crise du covid, contre 8 % pour le secteur. Le patron de l’armement reconnaît que personne n’avait imaginé une telle reprise de la consommation après le premier confinement. Pour les seuls imports destinés au marché français, il estime que la demande adressée à CMA CGM a crû de 30 % depuis 2019.

■ Les leçons de la crise

Pour Rodolphe Saadé, « la crise issue de la pandémie n’a pas fait naître de nouvelles situations mais a révélé que ces situations étaient latentes ». CMA CGM en tire quelques conclusions : les infrastructures terrestres et notamment portuaires sont sous-dimensionnées et « la résilience des chaînes d’approvisionnement » passe donc par la possibilité de « pouvoir gérer les pics de demande, notamment à terre ». La crise est, selon lui, une « salutaire mise en garde sur le fait que le transport et la logistique sont des activités stratégiques pour un pays ».

■ Attachement à la France

Groupe « patriote », « très attaché » à son pays et qui souhaite « porter haut les couleurs de la France » pour laquelle il a toujours « assumé une responsabilité particulière », CMA CGM estime « nécessaire de mettre en place avec les pouvoirs publics un plan d’investissement ambitieux ». Par la voix de son PDG, le groupe « se déclare prêt à y travailler ». Rodolphe Saadé reconnaît qu’« avoir un leader mondial français en période de crise » est un atout pour le pays mais que le « leadership s’accompagne d’une grande responsabilité », évoquant l’acheminement de masques en plein confinement, le gel des taux de fret spot, l’allocation de 500 conteneurs par semaine pour les PME ou le doublement de ses effectifs en France en cinq ans.

« Personne n’était là quand les taux de fret étaient à 350 dollars. Ces tarifs ne sont pas le reflet de la réalité, ceux d’aujourd’hui non plus. »

■ Inflation

Revenant sur la mesure de réduction de 500 euros par conteneur pour les importations de 14 distributeurs français en place le 1er août, Rodolphe Saadé a rappelé que CMA CGM ne transporte qu’une marchandise sur trois destinées au marché français. « Qu’on arrête de regarder CMA CGM, qu’on regarde également ses concurrents. Les autres compagnies doivent aussi être mises devant leur responsabilité. Chez mes concurrents, personne n’a bougé. » Le PDG de CMA CGM rappelle que le coût du transport représente en moyenne 4 % du prix d’un produit. « Pour un conteneur de 8 000 baskets transporté pour 8 000 dollars, cela représente un euro sur une basket à 50 euros. » Ferme, alors que tout le monde critique les compagnies maritimes, Rodolphe Saadé a tonné : « Personne n’était là quand les taux de fret étaient à 350 dollars. Ces tarifs ne sont pas le reflet de la réalité, ceux d’aujourd’hui non plus. »

■ Ralentissement

CMA CGM observe « depuis quelques semaines » un ralentissement de la croissance de ses métiers en raison « de stocks conséquents partout dans le monde et d’une consommation faible ». Plus que de « récession », Rodolphe Saadé préfère parler « d’atterrissage en douceur ». Côté taux de fret, « la tendance est amorcée à la baisse ». Rodolphe Saadé estime qu’ils ont « perdu près de 40 % en quelques semaines ».

■ Taxe au tonnage

Rodolphe Saadé se désole que son groupe soit souvent décrit de façon variable, « tantôt trop endetté, tantôt trop profitable ». Il a détaillé la cyclicité de l’industrie maritime. Le groupe est imposé en France au taux de 25 % d’impôt sur les sociétés pour ses activités portuaires et logistiques, mais selon la fiscalité européenne de taxe au tonnage pour ses activités maritimes. Le PDG de CMA CGM s’est voulu très clair sur d’éventuelles velléités de réforme de l’imposition de la compagnie maritime en France. « Il est crucial que la France nous aide à maintenir les jeux à armes égales entre prestataires européens. » Citant, sous les applaudissements, un danois et un suisse que chacun aura reconnu, il estime que CMA CGM « ne peut pas être le seul à payer ». La taxe au tonnage, de 2003, « a été bénéfique pour nous et nous permet de nous développer. Un changement donnerait une prime à nos concurrents asiatiques. Nous sommes devenus n° 3 mondial, est-ce que l’on veut régresser pour une histoire de taxe ? ».

■ Redistribution

Rodolphe Saadé, évoquant les mesures salariales de fin 2021, avec notamment deux mois de salaire accordés aux salariés de l’activité maritime et 11 % de la masse salariale redistribuée, a évoqué une nouvelle mesure décidée le mois dernier pour faire face à l’inflation avec le versement d’une prime de 4 500 euros à « tous les collaborateurs en France touchant jusqu’à deux fois le Smic ».

« Je ne crois pas beaucoup à l’hydrogène vert au niveau des porte-conteneurs. »

■ Hydrogène

Rodolphe Saadé « ne croit pas beaucoup à l’hydrogène vert au niveau des porte-conteneurs » mais y voit en revanche une solution pour la logistique terrestre. Il préfère miser sur les énergies de synthèse. Le PDG de CMA CGM a évoqué en détail les efforts pionniers du groupe dans le GNL, avec 29 navires en service et 77 dans les quatre ans. Cette énergie de transition, qui réduit d’ores et déjà de 20 % les émissions de CO2, est imposée chez CMA CGM pour toute nouvelle commande de navire de plus de 10 000 EVP « en attendant de trouver mieux », comme le premier investissement annoncé récemment dans le méthanol.

■ Ports français

Estimant qu’ils « fonctionnent bien, de manière générale » tant en métropole qu’outre-mer, Rodolphe Saadé est « personnellement convaincu que les ports français peuvent rattraper leur retard », évoquant la nécessité de créer des zones de soutage pour les biocarburants et des « zones logistiques dans les enceintes portuaires comme ailleurs dans le monde ». Il pense cependant qu’il y a « des investissements à faire » et se dit prêt « à une discussion avec les pouvoirs publics pour savoir ce qu’on fait et comment on le fait ». Il a jugé en revanche la performance du fluvial insuffisante, estimant qu’il « faut arriver à trouver un produit compétitif en temps (NDLR : fréquence de départ) et en argent ». Pour l’outre-mer, il plaide pour une amélioration des performances et des tirants d’eau et la nécessité « d’associer les acteurs privés dans les conseils de surveillance ».

 Alternatives à la Chine

Le PDG de CMA CGM estime que la crise du covid pousse les chaînes d’approvisionnement, non pas à se détourner de la Chine, mais à chercher des solutions alternatives dans l’esprit China + 1. Sourcing alternatif privilégié : l’Inde, où les lignes vers l’Europe se développent et où CMA CGM annoncera bientôt un investissement dans le port de Bombay (Nhava Sheva) ; la Turquie ; et l’Asie du sud-est (principalement Vietnam, Indonésie et Thaïlande).

« Ensemble, Air France-KLM et CMA CGM Air cargo ont le potentiel pour être n° 1 européen et n° 4 mondial du fret aérien. »

■ Intensité carbone

CMA CGM estime que les nouvelles normes de 2023 – calcul de l’intensité carbone avec les normes EEXI et CII côté OMI, quotas carbone côté européen – « obligeront à réduire la vitesse des navires si on n’est pas en mesure de les respecter ». Il évoque des « montants colossaux » pour qualifier le surcoût de la décarbonation, mais « on voit comme la planète est en train de souffrir aujourd’hui ». Qui va payer ? « C’est un sujet à voir avec nos clients. »

■ Taille des navires

Le PDG de CMA CGM estime que « techniquement, on peut faire plus grand », mais concernant la taille des porte-conteneurs, « on a atteint les limites ». CMA CGM s’arrêtera aux 23 000 EVP (neuf en service, quatre en commande) et estime que ce sont les navires de « 10 000-15 000 EVP que l’on verra de plus en plus ».

■ Air France-KLM

Interrogé plusieurs fois pour savoir si c’était CMA CGM qui avait démarché Air France-KLM ou l’inverse, ou si le gouvernement avait démarché CMA CGM, Rodolphe Saadé est resté mystérieux tout en reconnaissant « de très bonnes relations » et un « dialogue très positif » avec le gouvernement, avec lequel « certaines opérations ont été réalisées en bonne intelligence », sans citer Air France-KLM et Gefco. Pour Rodolphe Saadé, « Air France-KLM est une marque magique » et l’opération « faisait sens » sur le plan opérationnel, avec aussi « un esprit patriotique »« Si on investit (NDLR : 400 millions d’euros pour détenir 9 % du capital), c’est pour contribuer au développement d’Air France- KLM [et lui permettre] d’améliorer certains de ses problèmes. » Ensemble, les deux groupes exploiteront 22 Airbus et Boeing tout cargo, dont 12 pour CMA CGM Air cargo, soit « le potentiel pour être n° 1 européen et n° 4 mondial du fret aérien ».