les scientifiques alertaient sur les risques de cancer depuis les années 80, selon des archives retrouvées

Dans le scandale de la chlordécone, les juges ont estimé que la science ne pouvait pas prédire quelles conséquences ce pesticide aurait sur l’homme. De nouveaux éléments, découverts par la cellule investigation de Radio France, viennent contredire cette version.

Patricia Chatenay-Rivauday espère toujours un procès dans l’affaire de la chlordécone. Elle n’accepte pas le non-lieu prononcé en janvier 2023 par les juges du pôle santé du tribunal de Paris. Cette travailleuse sociale de 57 ans, vice-présidente de l’association Vivre en Guadeloupe est atteinte de plusieurs maladies métaboliques. Elle a perdu au moins 11 proches, dont son père décédé d’un cancer de la prostate, et sa sœur d’un cancer du sein. « Je me battrai jusqu’au bout parce qu’on est trop touché dans ma famille. Même si un jour, je ne suis plus là, je voudrais que mon fils continue le combat« , explique celle qui vit aujourd’hui dans un territoire toujours contaminé par la chlordécone. On y enregistre le plus haut taux de cancer de la prostate au monde, en particulier chez les travailleurs des bananeraies. Comme d’autres membres d’associations parties civiles dans cette affaire, elle a donc décidé de faire appel.

« L’ignorance des pouvoirs publics »

Lorsqu’elles ont rendu leur décision, les juges Brigitte Jolivet et Fanny Bussac se sont basées sur la prescription, tout en reconnaissant l’existence d’un scandale sanitaire. Elles évoquent un « monstre chimique » pour qualifier les insecticides à base de chlordécone utilisés aux Antilles pour lutter contre le charançon de la banane entre 1972 et 1993. Un produit qui a contaminé l’eau et les sols pour des décennies et qui a été détecté dans le sang de 90% de la population adulte aujourd’hui. Mais dans leur ordonnance, elles ajoutent qu’à l’époque, les intérêts économiques primaient sur les enjeux sanitaires et environnementaux, et, selon elles, ces « comportements asociaux » ont été « amplifiés par (…) l’ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques« .

Selon cette analyse, les données de la science, au moment où ces pesticides ont été autorisés, n’étaient donc pas celles dont on dispose aujourd’hui. Et pour en arriver à cette conclusion, les juges avaient demandé à plusieurs experts scientifiques quelles étaient les connaissances que l’on avait des effets sur la santé humaine de ces pesticides des années 70 à 90. « Lorsqu’on regarde les études publiées dans la littérature scientifique, on savait près de 80% de ce que l’on sait aujourd’hui de la toxicité de la chlordécone« , affirme Jean- François Narbonne, le toxicologue qui a été consulté par la justice. Dès 1979, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) avait classé la chlordécone comme cancérigène possible pour l’homme. Mais aux yeux des juges, cela n’était pas suffisant pour affirmer qu’on avait conscience des conséquences que son utilisation pouvait potentiellement avoir sur la santé.

Des archives disparaissent

Pour en arriver là, la justice a dû faire l’impasse sur plusieurs années d’archives, et notamment sur les comptes-rendus (essentiels pour la compréhension de ce sujet) des différentes commissions qui étaient chargées d’évaluer les produits chimiques mis sur le marché. Pour qu’un industriel puisse obtenir l’autorisation de vendre un pesticide, il devait en effet présenter des résultats d’analyses. « Il y avait deux dossiers : un sur la toxicité du produit, étudié par les experts de la commission des toxiques, et un autre sur son efficacité, étudié par une commission d’agronomes et d’industriels« , explique Henri Vannière, ancien chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Et en cas d’avis divergents, c’est le ministre de l’Agriculture qui tranchait à la fin. Or, lorsque l’enquête judiciaire débute en 2008, il n’existe plus aucune trace des propos qui ont été tenus en commission des toxiques entre 1972 et 1989, ce qui couvre une période de 17 ans de comptes-rendus. Ces documents concernent pourtant la période cruciale qui va de l’autorisation jusqu’au retrait des produits à base de chlordécone.