Vos papiers ! Aux origines du contournement des frontières au Levant
par César Jaquier Doctorant en histoire, université de Neuchâtel (Suisse).
Cet article s’appuie sur un projet de thèse en histoire qui interroge la construction de nouveaux États dans le Proche-Orient de l’entre-deux-guerres en pensant les questions de mobilité et de construction étatique à travers le prisme du transport automobile. Il est publié en collaboration avec la Société Suisse Moyen-Orient et civilisation islamique (SSMOCI) qui assiste les universitaires dans la rédaction de textes journalistiques sur des sujets de leur domaine de recherche.
Cette thèse s’inscrit dans un projet de recherche plus large intitulé « Towards a Decentred History of the Middle East : Transborder Spaces, Circulations, Frontier Effects and State Formation, 1920-1946 », basé à l’université de Neuchâtel (Suisse).
Les frontières entre le Liban, la Syrie et l’Irak ont pris leur essor il y a un siècle avec l’arrivée au Levant du transport automobile. Leur réalité a évolué au gré de règlements permettant le passage de certains voyageurs privilégiés et freinant les « indésirables ». Même si ces derniers ont souvent réussi à passer entre les mailles du filet.
Il fait froid cette nuit du 18 janvier 2018 dans la montagne qui sépare la Syrie du Liban, mais le passeur a dit à Ahmad que la traversée ne durerait qu’une demi-heure. C’est ainsi qu’il est parti dans la neige avec sa famille, trois générations fuyant leur pays sans papiers en règle, en contournant le poste-frontière pour ne pas être refoulées. Après sept années de guerre, leur localité située à la frontière avec l’Irak est devenue invivable. Mais au bout de sept heures de marche, les proches d’Ahmad ont succombé au froid, rapporte l’Agence pour les réfugiés de l’ONU. Comme Ahmad, des milliers de Syriens se sont risqués à traverser la frontière entre la Syrie et le Liban ces dernières années, fuyant la guerre et les persécutions.
En 1925, près d’un siècle plus tôt, les frontières entre le Liban, la Syrie et l’Irak étaient encore en train d’être négociées quand Muhammad Jawad Mughniyya quitta son village natal dans le Jabal Amel, au sud du Liban, et partit en sens inverse pour rejoindre l’Irak. Lui aussi voyageait sans papiers, les autorités de Beyrouth ayant refusé de lui accorder un laissez-passer sous prétexte que son père avait accumulé des impôts fonciers non réglés. Aussi, peu avant d’arriver à Palmyre, dans le désert syrien, son chauffeur lui indiqua comment contourner le poste douanier sans se faire repérer, lui promettant de l’attendre de l’autre côté. À un poste précédent, Mughniyya n’avait convaincu le douanier de le laisser passer qu’en lui glissant quelques pièces dans la main. Cette fois, la stratégie du contournement fonctionna, et Mughniyya reprit la route à travers le désert de Syrie, direction Bagdad. Quelques centaines de kilomètres plus loin, il répéta la même opération avec succès au poste-frontière irakien. LIRE LA SUITE