On est toujours le tigre (en papier) de quelqu’un par Xavier Houzel

Xavier Houzel
chroniqueur Mondafrique, négociant pétrolier. Consultant et président de Carbonaphta SA, société de négoce pétrolier, familier du monde arabo-musulman, Xavier Houzel est un vétéran du maquis complexe et parfois opaque du business moyen-oriental.

C’est le Congrès américain qui assure l’entretien de l’armée et qui déclare la guerre. Depuis la Guerre de Corée, les États-Unis ont besoin de justifier l’existence de leurs Forces armées permanentes (l’armée de terre est normalement interdite par la Constitution au-delà de trois ans d’existence). Il faut à l’Amérique du Nord un adversaire potentiel de référence que l’on puisse qualifier de « compétiteur comparable ». À ce niveau de responsabilité, il n’y a pas de différence entre Donald Trump et Joe Biden, qui sont bonnet blanc et blanc bonnet, les deux répondant à des fondamentaux parfaitement identiques.

Ils ont appris au peuple américain que leur adversaire (mondial) de prédilection n’est pas l’ancienne armée soviétique, quoique à quelques encâblures de l’Alaska par la Mer de Béring, mais que ce challengeur de choix est désormais la Chine, et exclusivement la Chine, avec un milliard et demi d’habitants. Peut-être qu’ils se trompent, mais bon ! Les autres ne seront justiciables que de « proxys ».

La Russie a été réduite à 1.43.000 Moujiks. En dépit de l’effondrement de l’Union soviétique, la Fédération de Russie est restée la première puissance nucléaire mondiale et la deuxième puissance conventionnelle après les États-Unis ; mais elle a beau être le plus vaste pays du monde et disposer de ressources naturelles sans pareilles, elle ne représente pas un adversaire digne des États-Unis. C’est un colosse fragile[i]. L’expédition d’Ukraine vient de démontrer à quel point cette conjecture était exacte.

L’autre adversaire désigné ne pouvait pas non plus être l’Iran (pays ayant pourtant tenu tête à l’Oncle Sam depuis 1979 de manière épique), une nation très éprouvée par sa guerre contre l’Irak mais qui détient autant de ressources énergétiques que la Russie et dispose d’un espace culturel et religieux vital également immense allant des confins de la Syrie et de l’Arménie jusqu’à Samarcande. En revanche – et c’est là qu’un dilemme se présente aux Américains – un ensemble composé de la Russie et de l’Iran serait une toute autre paire de manches et, en tout cas, un risque que l’Amérique de Barack Obama d’abord, de Donald Trump ensuite et de Joe Biden enfin ont voulu prévenir chacun dans le style qui était le sien : le premier par angélisme, le deuxième à la cow-boy et le dernier en véritable hypocrite.

Les forces armées américaines, nées de la seconde guerre mondiale et quoique revues et corrigées par les guerres de Corée et du Vietnam et par les ballades de santé  de George W. Bush en Afghanistan et en Irak, n’ont pas été conçues pour la guerre asymétrique. Elles ne peuvent pas non plus déployer leurs moyens sur des superficies comme celles de la Fédération de Russie ou la République Islamique d’Iran, a fortiori si les deux venaient à s’allier en conjuguant tous leurs moyens. Le rapprochement de deux adversaires de cette importance, ensemble à la tête du tiers des ressources d’énergie fossile de la planète, aurait une profondeur stratégique représentant un défi  économique (Oil & Gas) et militaire au-dessus des moyens conventionnels globaux des États-Unis et de l’OTAN. Ce danger est apparu dès la fin des années Obama. La perspective que des alliances concurrentes dans le cadre de l’Organisation de Shanghai puissent se mettre en place dans la mouvance de la Chine s’est précisée depuis et préoccupe à juste titre les Américains, dont la suprématie militaire pourrait rapidement devenir un mythe ! Devant un tel danger, leurs stratèges les plus cultivés n’ont pas trouvé de meilleure parade que la seule méthode pratiquée autrefois par les Horaces contre les Curiaces, en réalité l’éternelle recette de la division dans l’espace et dans le temps.

Il allait falloir aux Américains se débarrasser d’abord de la Russie, en épuisant son corps expéditionnaire dans le piège de Ukraine tout en en affaiblissant simultanément son économie par des sanctions – tout en prenant grand soin de ne pas donner à l’Iran de prétexte pour la moindre des fâcheries ! Cette stratégie consciente a commencé, « à la cosaque » et au plus tard en 2013, du côté de la Mer Noire et jusqu’aux Accords de Minsk, et elle a été poursuivie ensuite, mais de façon plus subtile en Iran, jusqu’à la conclusion en 2015 du Joint Comprehensive Plan of Action (JPCOA), les Américains acceptant de se faire tordre le bras (sous le président Obama) par leurs alliés européens pour le signer.

En mai  2018, les États-Unis se sont retirés du JCPOA, tout en s’engageant à en améliorer éventuellement les termes et les conditions pour le réintégrer plus tard (et ainsi de suite, en amusant le terrain). L’appareil des sanctions américaines fut rétabli ; l’économie iranienne a paru sombrer corps et âme – les gens recourant à des subterfuges ; Téhéran se tourna vers Pékin et vers Moscou. Puis, les Iraniens se lassèrent des pas de danse de l’Occident, mais sans rompre – les Européens faisant de leur mieux pour temporiser. Ce fut à qui ferait preuve de la plus grande hypocrisie ! Le cabinet de l’espagnol Josep Borell Fontelles, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité et vice-président de la Commission Européenne, fit merveille – on eut dit qu’il se serait vendu au diable, la consigne étant de faire durer.

C’est ce qui explique pourquoi l’Arabie saoudite a laissé bombarder l’ARAMCO sans piper – la Diplomatie irakienne donna même l’impression à ses référents de Téhéran que Riyadh était disposé à tendre l’autre joue ! C’est aussi la raison pour laquelle la création de l’OPEP Plus n’a pratiquement pas fait de pli (pas plus que la lune de miel affichée par les monarchies arabes avec Moscou n’a provoqué de tsunami) ! D’où la comédie de l’ostracisme dont le prince héritier MBS a été frappé après l’affaire Khashoggi (une « bricole » pour les familiers des prisons d’Abou Ghraib et de Guantanamo). D’où la nomination du même MBS au poste de premier ministre (le voilà devenu un chef d’État à part entière, remplissant les conditions requises pour bénéficier d’une immunité totale[ii]). Ce fut, globalement, de la très belle ouvrage ! On ne comprendrait pas cet illogisme, si il n’avait pas eu pour effet de contrecarrer une jonction inopportune, mais difficilement éludable, entre Moscou et Téhéran (et pis encore entre Moscou, Ankara et Téhéran).

La Chine n’est pas prête, et les États-Unis non plus

Les choses sérieuses se discutaient ailleurs, et déjà à Pékin, où allait s’ouvrir le vingtième congrès du Parti communiste chinois et où tout allait se dérouler selon la volonté de Xi Jinping – le seul homme au monde à pouvoir en imposer à la fois à Vladimir Poutine et à Ali Khamenei ! La Chine n’était décidément pas prête à une confrontation avec l’Amérique pour le partage du monde : il lui faudra un minimum de cinq années pour s’y préparer. Cinq ans, c’est court : où en seront d’ici-là, non seulement la Russie, l’Iran et le Moyen-Orient (dans sa diversité chaotique), mais aussi l’Europe, l’Afrique, l’Amérique du Sud, le Japon, et l’Inde en particulier ? Quid de l’évolution du Climat, de la distribution des énergies et de la répartition des technologies (et, ainsi, des rapports de force) ?

L’Armée populaire de libération chinoise est pratiquement à égalité avec les Forces armées indiennes, qui comptent 1.325.000 membres actifs, 1.155.000 réservistes et 1.293.000 membres des forces paramilitaires. L’Armée américaine vient après (en effectifs) avec 1.281.900 militaires actifs. Les autres armées du monde sont insignifiantes. Pour chacune de ces armées, le budget annuel pourrait atteindre cinq cent milliards de Dollars et pour l’Amérique un millier de milliards, l’Allemagne y allant de son écot avec cent milliards d’Euros de commandes au complexe militaro-industriel américain.

Où est l’intérêt de la France dans cette affaire ? Où est l’intérêt de l’Europe et de sa défense ? La question reste de savoir si le monde euro-atlantique pourra garder sa cohésion ? L’Europe de la Défense ne verra peut-être jamais le jour ! Quid de la relation de la France avec les pays du Nord ? La déchirure russo-ukrainienne est-elle irréversible ? Le 6 octobre dernier, Bruxelles a proposé un nouvel espace de coopération politique, de sécurité, de coopération en matière énergétique, en attendant l’adhésion de l’Ukraine. Mais c’est encore sur le papier.

Faut-il claquer la porte au nez de la Russie avant de lui offrir la moindre possibilité de s’amender ?

La Fédération de Russie espère recevoir de l’aide de ses partenaires biélorusse, iranien et nord-coréen, si modeste soit-elle ; cette perspective ne sera pas suffisante pour inverser le sort des armes. Il semble toutefois acquis que la Chine ne s’impliquera pas dans la guerre. Le président Biden et le président Xi Jinping se sont vus en tête-à-tête pendant trois heures à Bali, à l’occasion du G20, sans que l’on sache ce qu’ils se sont dits. Mais il est cependant très probable que le dirigeant chinois aura prôné la modération et que son homologue américain s’y sera engagé, si l’on en juge par l’agacement ostensiblement manifesté par le président américain à l’endroit du président ukrainien Volodymyr Zelensky à son retour d’Indonésie, ce dernier – quoique créature américaine – en faisant trop de l’avis de tous, au risque d’échapper à son propre créateur.

En déplaçant le conflit sur le terrain de l’économie et de l’information par l’utilisation des leviers du Gaz, du Pétrole, du Blé et de l’information (et des fake news pour peser sur les opinions publiques), la Russie, affaiblie sur le plan militaire, a conservé les moyens de déstabiliser l’économie mondiale. Mais en abusant de ce pouvoir, elle a mécontenté ses alliés naturels (à l’exception de l’Iran) et elle s’est enfermée dans un conflit néo-impérial, qui la discrédite. Alors qu’il disposait de multiples atouts aujourd’hui bradés, son président n’a plus entre les mains qu’un seul pouvoir souverain : celui d’arrêter la guerre. Et c’est encore énorme.

Les États-Unis, pour leur part, n’ont plus rien à négocier ni avec la Fédération de Russie ni avec la République Islamique d’Iran. Ils pensent favoriser l’insurrection de part et d’autre en accablant les deux pays de sanctions. La fenêtre d’opportunité restée longtemps ouverte sur l’insistance des Européens en faveur d’un dialogue général s’est refermée, faute d’avoir été empruntée quand il en était encore temps. On avait fait fi, bien entendu, des autres sources de conflit dans le monde dont celui d’Ukraine est l’avatar et qu’il eut été judicieux de curer dans la foulée. L’ouverture de négociations aurait évité de surcroît aux Russes l’humiliation d’un retrait unilatéral de Kherson, donnant à l’Ukraine l’impression qu’elle avait gagné.

Le 24 juin 2022, Bruxelles a franchi un pas en accordant à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’Union Européenne : il ne s’agit que d’une candidature, dont le traitement concerne exclusivement l’Europe mais pas les Américains. En revanche, la décision trop hâtive (quoique pas encore actée) d’accueillir dans l’OTAN non seulement l’Ukraine mais aussi – et dès maintenant – la Suède et la Finlande n’œuvre pas à court terme en faveur de la Paix.

Les signaux stigmatisant la déstabilisation de l’Iran se multiplient

S’agissant de l’Iran, la Rédaction de Mondafrique a publié un communiqué du Secrétariat du Conseil national de la Résistance iranienne, ce qui est rare dans la presse française pour laquelle les Moudjahidines du Peuple (OMPI) sont des agents à la solde de la CIA. S’ils luttent depuis plus de quarante ans pour l’instauration d’un régime démocratique et laïque en Iran, ils portent la responsabilité de nombreux attentats et sont loin d’être populaires. Il était difficile, dans les circonstances actuelles, d’ignorer le combat mené par une partie de la population iranienne contre le régime islamique du pays. Il est vrai aussi que, le 27 juin dernier, l’ancien vice-président américain Mike Pence est allé à la rencontre de cette organisation jusqu’au camp d’Achraf 3, en Albanie[iii], où il n’a pas hésité à qualifier le président iranien Raïssi de « meurtrier brutal, responsable de la mort de 30.000 prisonniers en 1988 » : sa posture agressive ne traduit nullement un désir quelconque de dialoguer.

À l’inverse, il y a deux mois de cela, le président Emmanuel Macron serrait encore la main du président Ebrahim Raïssi, quand « tout » semblait encore possible,  non seulement avec Moscou mais aussi avec Téhéran, attitude pragmatique et constructive de sa part. La France encourageait les discrets déplacements à Moscou de journalistes – ni diplomates ni barbouzes et parmi les meilleurs – pour des échanges de « points de vue ». Mais, à la main tendue de Paris, Moscou semble avoir préféré le poing tendu de Téhéran ; et l’Iran a choisi de donner un camouflet à la France en doublant le nombre de ses otages d’origine française. C’est pourquoi le président Macron ne pouvait plus que fermer le bas de l’huis, en recevant à l’Élysée quatre des « « visages féminins[iv] » parmi les plus populaires de la Révolution iranienne.

Les évènements semblent se précipiter mais il faut se garder de s’en féliciter

Des fissures apparaissent à plusieurs endroits simultanément ; certains y verront des frémissements positifs. Au Qatar, où se joue la Coupe du monde de football, l’équipe nationale de la République Islamique d’Iran s’est abstenue de chanter l’hymne national devant 40.000 spectateurs. C’est courageux mais suicidaire. L’Iran bombarde ses Kurdes en Irak et la Turquie bombarde de plus belle les siens en Syrie : ces escalades croisées dans la violence ne servent à rien (l’initiative internationale « Justice pour les Kurdes » a lancé une pétition demandant le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes de l’Union européenne « dans l’intérêt de la paix, de la démocratie et des droits humains).

Lannonce de la vente de drones et de missiles iraniens à la Russie a laissé les Etats-Unis à peu près sans réaction : il faudrait d’abord que ce soit vrai. Aucun des alliés de l’Amérique dans le Golfe Persique n’a manifesté son intention de riposter contre un tel geste de la République Islamique d’Iran, laquelle prétend avoir la puissance de feu suffisante « pour réduire en cendres les principales villes d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis » sans parler du « minuscule Israël ». Il ne faudrait pas que la région s’embrase à la soudaine profération de menaces de ce type. C’est pourtant ce que l’on pourrait redouter des craquements qui s’entendent à tous les niveaux de la société iranienne parmi les religieux, chez les militaires, dans les familles, à tous les âges et dans tous les milieux. Gare à un Occident (américain) iconoclaste qui n’aurait pas de solution de remplacement qui soit consentie, parce qu’éprouvée, et pacifique, parce que rationnelle !

Un plan américain, auquel personne n’aurait pensé, un secret de Polichinelle dont nous (la France !) ne saurions rien ?

Il ne faudrait pas non plus laisser l’Amérique jouer elle-même avec le feu. Un Plan américain existe, et inquiète parce qu’il circule, qui voudrait que la communauté persane, qui n’est plus l’ethnie dominante en Iran (en dépit de sa langue très ancienne et de sa civilisation prestigieuse), y partageât le pouvoir avec un éventail choisi de minorités invitées à s’égayer[v], chacune dans l’un de cinq états croupions en l’état futur d’achèvement concocté par les Services US. On aurait alors un Kurdistan, un Arabestan, un Azerbaïjan (l’Ayatollah Ali Khamenei étant lui-même un Azéri), un Balučestan, un Torkamansahrâ et quoi encore (je ne sais !), sachant qu’il existe en puissance une palanquée d’autres provinces iraniennes où faire éventuellement refleurir le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme (ensemble à peine plus de 2 % de la population de nos jours), le soufisme sunnite, bref tout ce qui a produit l’immense civilisation du pays, ce qui, par un simple effet de dominos, aurait un effet contagieux dans toute la région (le Velayet-e faqih, le fameux schisme[vi] de l’Ayatollah Ruhollah Khomeyni, serait relégué aux oubliettes).

Nul ne peut garantir qu’il n’y aurait pas de bain de sang, contingence qui n’émeut personne à Washington. Les Russes se sentiront alors seuls à Tartous et à Hmeimim, où les outils diplomatiques, économiques et militaires, qui sont habituellement les leurs, seront devenus inertes. La morale de cette histoire est que c’est en Syrie que la Fédération de Russie est la plus vulnérable ! Et que c’est à l’Est de l’Oural, là où d’immenses territoires sont inhabités (Moscou et sa région ont presque autant d’habitants que toute la Sibérie), que la situation est pour elle la plus complexe.

Pourquoi ces messieurs de Wagner ne se replieraient-ils là-bas en prévision des visites intempestives auxquelles la Grande Russie doit s’attendre en provenance du grand-Est dans les années à venir… au cas où les Chinois, de conserve avec les Américains et les Ouïghours, auraient en tête l’idée saugrenue de recenser en Sibérie les ethnies éligibles à l’octroi d’une bonne dizaine de nationalités croupionnes.

Tout ça, parce que, sur les rives du Potomak et sur la lune, mais pas que, on marche sur la tête.

XH