Voyage dans le Liban éternel et qui gagne !

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Unique au monde, il fait partie du Patrimoine Mondial de l’UNESCO depuis 1984. Immersion de 24 heures dans ce désert devenu oasis, avec Vartkes Khoshian, qui a reçu les honneurs de l’Ambassade de France.

« Oui, dites au journaliste qu’il est le bienvenu pour faire son reportage. Je viens le chercher. Il ne va pas être déçu… », l’entrepreneur Fouad Abou Nader raccroche. Il vient de terminer un entretien téléphonique avec le maire d’Anjar, Vartkes Khoshian. Les deux hommes se connaissent depuis que l’entrepreneur-fondateur de Tanit Group, spécialisé dans l’installation et le développement d’hôpitaux en Afrique et au Moyen-Orient, a lancé son ONG Nawraj, il y a 15 ans. « J’ai connu le maire, quand nous avons commencé à équiper les fermes d’Anjar de tracteurs… » Depuis les deux hommes sont devenus des amis.

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Anjar ? Cette petite cité située à quelques jets de pierre de la Syrie, sur la route Beyrouth-Damas. Joli nom pour une bourgade qui n’existait pas ou plus, depuis que ses vestiges avaient été recouverts par les coulées de boue et de roches des tremblements de terre du 13è siècle. Anjar, un trésor ?

De Beyrouth, il faut mettre en général une heure et demie pour se rendre à l’extrémité est du pays. Le Liban est un petit pays par sa superficie, qui représente un tiers de la Bretagne. Avec ses 10 500 km2, sa longueur de 260 km et sa largeur de 30 à 69 km, il est facile de s’y déplacer. Cette fois-ci, l’ancienne route de la soie est bondée. Nous allons traverser le Mont Liban, grimper et dépasser les 1 500 m pour redescendre vers le plateau de la Bekaa. Il est là, ce plateau, majestueux sous nos yeux. Il ressemble à un immense tapis de verdure. C’est le potager tant convoité du Moyen-Orient. Un potager de cocagne ?

Du Musa Dagh à Anjar

« Je dois vous raconter l’histoire d’Anjar », introduit le maire, alors que nous repartons de Beyrouth, plein est. L’entrepreneur Georges Ballouz accompagne cette équipée. Il est un Libanais de la diaspora, rentré au pays, après plus de trente années passées aux Etats-Unis. Il y a créé, avec son frère Elie, de nombreuses activités, dans la restauration, la construction et l’ingénierie. Après son retour définitif, en plein Covid, il a recentré ses activités au pays du Cèdre et il envisage, maintenant de les développer dans tout le pays. Et pourquoi pas à Anjar. C’est la première fois qu’il s’y rend.

Nous nous faufilons dans la capitale bruyante et tumultueuse. Beyrouth « la belle, la perle », comme aimait à l’appeler Lamartine, qui y a vécu avec toute sa famille entre 1832 et 1833, s’éloigne. Nous remontons le fil du temps et de l’histoire et nous nous enfonçons dans la montagne…

Comme son nom l’indique, Vartkes Khoshian est d’origine arménienne. Au 19è et au début du 20è siècle ses ancêtres vivent dans l’un des villages du Musa Dagh : Azir, Bitias, Hadji Habibli, Kheder Beg, Keboussijé, Wakef ou Yoghonoluk. Nous sommes dans l’Empire ottoman. Celui-ci vit la fin de son hégémonie qui a commencé à la fin du 13è siècle, sur un territoire qui allait, à son apogée, de la Hongrie, jusqu’en Irak, une partie de l’Arabie Saoudite, l’Egypte, la Libye et Alger. Les colonies françaises font pâles figures à côté.

Un amiral français !

Lors de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman se réduit comme une peau de chagrin, pour épouser les contours actuels de la Turquie. Les Arméniens vont en payer le prix du sang en 1915 : celui du génocide. Les Ottomans ont trouvé en eux le bouc émissaire, la parfaite victime.

L’armée ottomane décime l’essentiel de l’élite et pousse à la déportation près de 2 millions d’entre-eux. Au Musa Dagh, cette montagne proche d’Antioche, située dans le sud-est de la Turquie et qui veut dire Mont Moïse, 4 000 survivants arméniens s’y réfugient. Puis, le 12 septembre, un miracle a lieu : les 4 000 Arméniens sont sauvés par un amiral français : Louis Dartige du Fournet. Un amiral, un héros hors-du-commun, qui n’a pas eu les honneurs de la République française, pour cette bravoure. Mais, qui a reçu celui des Arméniens, de génération en génération.

Ce que les survivants ne savent pas, c’est qu’ils vont être emmenés à Port-Saïd, en Egypte. Puis, ils seront déplacés à Alexandrette, de retour dans leur région, de ce qu’il en reste. Enfin, en 1938, la France, avec de généreux philanthropes arméniens, achète quelques hectares au Liban, à l’est de la Bekaa. Ces milliers d’Arméniens vont s’y installer l’année suivante. Pour eux, l’exode se termine à Anjar. Après avoir vécu l’enfer, ils vont s’y enraciner, entreprendre et transformer ce désert en un pays de cocagne époustouflant.

L’Arménie, la France et le Liban

La voiture du maire continue à grimper, nous passons les villages de Kahale, Saoufar, Mdeyrej. Puis, comme s’il s’agissait d’un autre pays, le plateau de la Bekaa se dévoile, en contrebas. Nous redescendons à 900 m. Impossible de ne pas voir toutes ces tentes de réfugiés syriens bâchées de blanc et de bleu, consolidées par de simples planches de bois. « Vous les verrez, aussi, tout autour d’Anjar », précise le maire.

Anjar ? Cette parcelle de désert située à 6 km de la frontière avec la Syrie, qui est devenue une terre franco-arménienne en 1938-1939. Que seraient-ils devenus, ces pauvres survivants arméniens ? A la force du croissant et du sabre, ils auraient été obligés de vivre comme des sous-citoyens, devant abjurer leur foi chrétienne, après avoir vu leur maison, leur patrimoine et leur terre spoliés.

Les survivants des 6 villages s’exilent, donc, à Anjar et recommencent tout. De zéro. Pieds nus, vivant dans des conditions extrêmes, sous tente, la première génération s’installe dans ce no man’s land. Avec l’aide de la France et de généreux donateurs, ils vont se transformer en bâtisseurs, en laboureurs et en entrepreneurs. « Aujourd’hui, chaque quartier porte le nom de l’un des villages », explique Vartkes Khoshian, alors que nous venons d’arriver et que nous en passons les portes. La verdure saute aux yeux.

Anjar à l’UNESCO

La cité a été bâtie selon les plans établis par les architectes français. Elle ressemble à un éventail ouvert. On ne retrouve aucune trace du désert des années 1930. Le village est magnifique.

« Notre village fait partie des plus beaux villages du Liban, depuis une dizaine d’années », indique le maire alors que nous nous garons devant les bâtiments municipaux. La reine ici, c’est mère nature. Tout y est vert et frais au moment où le rois soleil tutoie les 33°. L’air y est pur, et perd une dizaine de degrés dans la nuit. On se croirait dans un village de la vallée des Deux Alpes en France ou en Suisse. Il manque juste le téléphérique.

Ce village est d’autant plus remarquable que des vestiges de l’ancienne cité omeyyade, fondée par le calife Walid en l’an 705, y ont été découvertes par des Arméniens en 1940. C’est pour cela que l’UNESCO l’a inscrit au Patrimoine Mondial de l’Humanité.

Vartkes Khoshian reprend la conversation après la visite de sa mairie : « Nos grands-parents se sont transformés en agriculteurs et en entrepreneurs. Puis, nos parents ont développé des activités qui attirent, aujourd’hui, de nombreux touristes », ajoute-t-il, en s’asseyant de nouveau à son bureau.

De l’agriculture au tourisme en passant par l’écologie

Ce village a vraiment quelque chose d’idyllique. L’agriculture y est florissante. « Tout pousse ici, depuis que nous avons construit les canaux d’irrigation. Nous ne manquons plus d’eau. » A tel point que l’eau d’Anjar est très convoitée. Un véritable trésor pour celles et ceux qui en sont dépourvus, dans la région et de l’autre côté de la frontière.

La polyculture, de son côté, s’étend jusque dans les reliefs de l’Anti-Liban, cette deuxième chaîne de montagne qui sert de frontière naturelle avec la Syrie. L’olivier y est roi. Viennent ensuite les céréales et les arbres fruitiers, comme les pommiers. « Il faudra que vous goûtiez à la pomme d’Anjar, elle est célèbre et très goûteuse », insiste-t-il en marchant en direction de son éco-parc. Au loin, nous pouvons apercevoir les premières parcelles des vignobles de Zahlé, un autre trésor.

Ce qui étonne ici, alors que nous approchons de l’éco-parc, tenu par Marine Boyajian et son équipe, c’est tout le travail réalisé autour de l’écologie. « Notre éco-parc est un modèle reconnu. Et, nous plantons continuellement, des arbres. Nous proposons de nombreuses activités autour de l’écologie, de la nature »,explique la jeune femme.Le maire ajoute : « Avec l’afflux des réfugiés syriens nous leur donnons du travail. Mais nous devons, également, sécuriser notre village. Nous pouvons compter sur les 200 volontaires qui avec la police municipale assurent ce service. »

Des entrepreneurs hors-du-commun

Depuis 1939, depuis le plan des architectes français, en forme de coquillage, qui structurait le village en fonction de l’appartenance des Arméniens à leur village d’origine et à leur appartenance religieuse, le village est devenu « the place to be », l’endroit où il faut être, où il fait bon vivre. « De nombreux Libanais viennent se marier à Anjar, car les hôtels, les restaurants et les resorts s’y sont développés dans les années 70. »

Parmi ces entrepreneurs remarquables de la restauration et du tourisme, il y a un nom incontournable : celui de Boghos Zeitlian. Avec sa femme Vartouhi, il ouvre en 1975 une modeste cafétéria, dans la rue principale du village. Puis, 10 ans après, le restaurant Al Shams voit le jour. Aujourd’hui, ce sont leurs deux fils et leur fille qui ont repris le flambeau. Feu leur papa leur a laissé un empire qui comprend un hôtel de luxe, trois autres restaurants dans tout le Liban, et des services de restauration. « Oui, mes parents ont bâti un petit empire familial à Anjar. Avec mon frère Ohannes et ma soeur Marine, nous sommes en train de le développer dans tout le Liban », explique Harout.

Les restaurants Al Shams, l’hôtel, le bowling, sont des havres de paix et de joyeuses turbulences. On est loin de Las Vegas et de ses paillettes. On serait plus proche de l’ambiance banquet final d’Astérix et Obélix. Dans le restaurant principal où Harout a donné rendez-vous, ce qui émerveille, c’est le gigantisme. L’endroit est si grand qu’il peut plus ou moins 3 000 personnes. Pour servir les clients, une armada de serveurs, de cuisiniers et de responsables, sont présents. En tout, le groupe familial parti de zéro fait, aujourd’hui, vivre près de 1000 personnes. C’est considérable.

Harout raconte une anecdote, avant de repartir superviser des travaux en cours. « Je me souviens avoir démarré en vendant des glaces. » Puis, il ajoute : « Anjar a été construit par nos grands-parents, grâce à la France et à de généreux donateurs, comme Calouste Gulbenkian ».

« Monsieur 5% »

Calouste Gulbenkian est peu connu du grand public français, mais il est, toujours, surnommé « Monsieur 5% », en raison des contrats qu’il signait avec les grandes compagnies pétrolières, notamment avec la Turquie et l’Irak, avec les grandes familles du Golfe et de tout le Moyen-Orient. Né en 1869 à Scutari (aujourd’hui un quartier d’Istanbul), devenu multi-milliardaire à 30 ans, sa fortune fut telle qu’il ouvrit de son vivant sa propre Fondation. Aventurier, diplomate, financier et homme d’affaires, il est devenu collectionneur d’œuvres d’art et l’un des philanthropes le plus généreux de son époque.

Il a permis, ainsi, aux Arméniens du Musa Dagh de refaire leur vie à Anjar. Il y a financé les premières petites maisons, les premières écoles et les premières églises. C’est dans cet esprit, à sa suite, que la troisième génération des Arméniens développe le village et toute la région. Et, cela attire de plus en plus d’investisseurs et de touristes.

Bientôt un film ?

Notre reportage se termine. 24h après notre arrivée, sonne le retour vers Beyrouth. Georges Ballouz a pris ses premiers contacts et reviendra en septembre pour fêter les 85 ans d’Anjar. Il devrait y faire la connaissance de Krikor Djabourian, un entrepreneur-bienfaiteur, qui vit entre l’Arménie, le Canada, l’Espagne, la France et le Liban.

Pendant ces 24 heures, les rencontres se sont multiplié, notamment, avec une partie du conseil municipal d’Anjar, avec Yessayi Havatian, qui s’occupe du musée, et qui connaît par cœur cette histoire romanesque des Arméniens du Musa Dagh. Cette histoire est telle que le cinéma s’y est intéressé de près avec ces films : Les Quarante Jours du Musa Dagh (film américain sorti en 1982 et produit par John Kurkjian, écrit par Alex Hakobian et réalisé par Sarky Mouradian), et La Promesse (sorti en 2016, réalisé par Terry George). Peut-être qu’un nouveau film sur Anjar serait dans les cartons. Il s’intitulerait : Anjar, du désert à la vie. Pourquoi pas…

Reportage réalisé par Antoine BORDIER, envoyé spécial au Liban