Macron à « L’OLJ » : Je ne laisserai pas le Liban disparaître…

« Je le redis aujourd’hui avec force: justice doit être rendue », déclare Emmanuel Macron à L'Orient-Le Jour. © Soazig de la Moissonniere / Présidence de la République

Propos recueillis par Élie MASBOUNGI

Dans une interview à « L’Orient-Le Jour » à l’occasion du deuxième anniversaire de la tragédie du 4 Août, le président français revient sur le rôle de Paris en soutien au pays du Cèdre, met en garde implicitement contre tout aventurisme face à Israël et réclame « avec force » que justice soit rendue aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth.

OLJ / Élie MASBOUNGI à Paris, avec la rédaction de L’OLJ, le 03 août 2022 à 19h35

Deux ans après avoir lancé une ambitieuse initiative politique destinée à remettre le Liban sur les rails, dans la foulée de la terrible tragédie du 4 août 2020, Emmanuel Macron affiche toujours sa détermination à venir en aide au pays du Cèdre. Conscient des réalités libanaises qui ont grandement entravé sa démarche et qu’il a probablement sous-estimées, le président français affirme refuser pour autant de déposer les armes, tout en constatant que rien n’est venu remplacer cette initiative. « Je ne me résignerai jamais. Je ne laisserai pas le Liban s’effondrer, encore moins disparaître », déclare aujourd’hui à L’Orient-Le Jour l’homme qui, au surlendemain de la double explosion au port, est venu mettre un peu de baume sur la plaie béante de Beyrouth. S’il se montre toujours aussi sévère à l’égard de la classe dirigeante en général, qu’il rend responsable des blocages qui entravent le redémarrage du pays, il consent un petit clin d’œil au Premier ministre sortant, Nagib Mikati.

Ce dernier, dit-il, « cherche à faire de son mieux » pour engager les réformes dont le Liban a besoin et pour aider à rétablir des « relations denses » avec l’Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe, sans lesquelles le pays du Cèdre « ne connaîtra ni prospérité ni croissance ». Évoquant la question épineuse des négociations sur la délimitation de la frontière maritime, M. Macron met en garde implicitement contre tout aventurisme dans ce domaine. Selon lui, le Liban « ne survivrait pas à un nouveau conflit à la frontière sud, qui serait bien plus meurtrier, bien plus destructeur que celui de 2006 ». « Aucun acteur libanais n’y a intérêt », souligne-t-il, clairement à l’adresse d’un Hezbollah qui continue de flirter avec le danger. Et pour revenir au triste anniversaire qui a été l’occasion de cette interview menée à l’écrit avec lui, le président français en profite pour dénoncer les entraves à l’enquête. « Je le redis aujourd’hui avec force : justice doit être rendue », insiste-t-il.

Deux ans après l’explosion au port de Beyrouth, l’enquête est paralysée par les personnes et partis qu’elle met en cause. La France soutient-elle l’ouverture d’une enquête internationale afin que justice soit enfin rendue ?

Ce jeudi est un jour de deuil national au Liban. Permettez-moi d’abord de penser aux victimes injustement emportées ainsi qu’à leurs familles et leurs proches toujours dans la douleur, au peuple libanais uni dans la peine, à vous tous. Je veux vous exprimer ma solidarité et vous redire la place que vous occupez dans le cœur des Françaises et des Français et dans le mien. C’est avec beaucoup d’émotion que je me remémore la stupeur qui m’a saisi il y a deux ans en apprenant ce drame. Le surlendemain, j’étais là, avec vous, dans les rues de Gemmayzé détruites, porté par votre dignité et votre courage malgré la douleur. Il y a des moments qu’on n’oublie pas dans la vie d’un président de la République. Ce moment en restera un.

En entendant l’appel des Libanaises et des Libanais, j’ai proposé une enquête internationale. Les autorités de votre pays ont décidé d’ouvrir une enquête nationale, en faisant appel à la coopération internationale, en s’adressant à plusieurs pays dont la France. C’est un choix souverain que la France et les pays amis du Liban ont respecté. La France a pris toute sa part à ce travail. Elle a transmis à la justice libanaise tous les rapports techniques qui ont été élaborés à ce jour, à l’appui des prélèvements faits par les experts français sur le site de l’explosion avec leurs homologues libanais ainsi que les images satellitaires disponibles. Notre disponibilité à poursuivre ce travail est entière.

Cette enquête est suspendue depuis plusieurs mois. La France a appelé à sa reprise et à ce qu’elle soit menée à son terme, en toute indépendance et à l’écart de toute interférence politique. Je le redis aujourd’hui avec force : justice doit être rendue. Pour faire leur deuil et se reconstruire, les Libanaises, les Libanais et tous ceux qui vivent dans ce pays – je pense aussi aux Françaises et aux Français qui ont perdu la vie ce jour-là ou qui ont été blessés – ont besoin de connaître la vérité. Le Liban vit un moment de crise sans précédent. Il a également besoin de justice pour se redresser. Dans ce domaine aussi, la France continuera, avec ses partenaires, d’aider le Liban.

Vous avez consacré beaucoup de temps et d’énergie au « cas libanais » depuis le début de votre premier mandat pour un résultat assez limité. Pourquoi ?

C’est vrai que j’ai consacré, et que je continue de consacrer, beaucoup d’énergie au Liban. Je le fais, motivé par la profonde affection et le respect qui nous unit, par une histoire partagée qui nous oblige, et par ce que ce pays a d’unique dans la région : son ouverture, sa coexistence culturelle et confessionnelle, son caractère démocratique auxquels les Libanais tiennent.

La France a entraîné une mobilisation internationale exceptionnelle et inédite pour éviter l’effondrement institutionnel, financier, économique, social et culturel brutal du pays qui menaçait après l’explosion sur le port de Beyrouth. Avec le secrétaire général des Nations unies, j’ai pris l’initiative de tenir trois conférences de soutien à la population libanaise qui ont permis, avec l’appui de nombreux pays et partenaires, d’apporter une aide d’urgence pour que les Libanais, notamment les plus vulnérables d’entre eux, puissent continuer à vivre décemment, à se soigner, à se nourrir, à se chauffer, à envoyer leurs enfants à l’école. Pour que vos forces de sécurité puissent continuer à remplir leur mission au service de la sécurité du pays et de sa population.

Sous la pression de la France et de plusieurs de ses partenaires, des négociations sérieuses avec le FMI ont, pour la première fois, été engagées, avec un accord conclu en avril. Il s’agit d’une étape importante pour ramener au Liban la confiance perdue des investisseurs. Il implique des réformes pour reconstruire son modèle économique sur des bases saines. Il doit désormais être mis en œuvre. C’est de la responsabilité de l’ensemble des responsables politiques libanais. Nous maintenons pour cela la pression de manière à pouvoir réunir une conférence des donateurs pour laquelle la France, comme toujours, sera au rendez-vous.

Je souhaite également rappeler que, depuis 2020, l’engagement de la France, ce sont aussi près de 200 millions d’euros en aides ciblées. La France s’est ainsi massivement investie pour la survie du système éducatif, universitaire et scientifique libanais, matrice de l’excellence libanaise reconnue dans le monde entier. Et nous continuons.

Nous sommes engagés dans la préservation de vos structures de santé, la reconstruction de votre patrimoine et de vos espaces de création et de liberté d’expression. Autant de secteurs essentiels qui conditionnent l’avenir du Liban.

Et en mai dernier, sous l’égide des Nations unies, l’Union européenne, les États-Unis et d’autres pays ont contribué par du matériel et de l’aide financière à ce que vos élections législatives se tiennent et que les bureaux de vote puissent fonctionner.

J’ajouterais qu’il y a d’autres manières de venir en soutien au Liban, je veux parler de l’action que nous menons pour limiter les conséquences de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine en matière de sécurité alimentaire et énergétique. Les efforts qui sont conduits ont comme objectif prioritaire de limiter ses effets sur des pays fragilisés comme le Liban.

Ce n’est pas assez et il faut faire plus et mieux mais qu’en serait-il aujourd’hui sans la mobilisation de la communauté internationale conduite par la France ? Donc non, je ne regrette pas d’y mettre toute mon énergie, porté par mon attachement à la population libanaise, d’abord parce qu’elle mérite mieux et plus que ce qu’elle vit !

Au lendemain de la double explosion au port de Beyrouth, vous vous êtes rendu deux fois au Liban, point de départ de ce que les médias locaux ont appelé « l’initiative française ». Quel bilan en tirez-vous ? Pensez-vous, avec du recul, qu’il était possible d’adopter une autre méthode ?

Ce que vous appelez « l’initiative française », c’est d’abord un exceptionnel élan de solidarité de la France à un moment de grande émotion après la tragique explosion sur le port de Beyrouth. Un élan que j’ai manifesté effectivement par deux voyages en un mois. C’est la promesse que je vous ai faite de ne pas vous lâcher.

Cette solidarité ne s’est pas limitée à des mots. Elle s’est traduite par les actions de solidarité concrètes que je viens d’évoquer dans un contexte international pourtant difficile, au sortir de la pandémie du Covid, alors qu’il y a des crises terribles partout dans le monde.

Dans « l’initiative française », il y avait eu aussi l’appel à former un gouvernement chargé de mettre en œuvre une feuille de route de réformes et de changements indispensables pour arrêter l’effondrement du pays. Il a mis plusieurs mois à se constituer. C’est un fait, nous n’avons pas réussi à dépasser la force d’inertie du système libanais et de ses acteurs. Je ne veux pas revenir sur leur responsabilité, elle est connue.

Pour autant cette démarche française était-elle infondée ? Je ne le crois pas. Je crois au contraire que les motivations qui ont conduit à mettre sur la table clairement les voies et moyens pour vraiment aider les Libanais et sortir de la crise restent pertinentes. À ce jour, je constate que rien d’autre n’a été proposé, et que c’est la seule démarche qui agrège toujours le consensus de la communauté internationale et la très grande majorité de la population libanaise. Je constate aussi que les mesures préconisées dans la « feuille de route » au cœur de cette « initiative française » restent plus d’actualité que jamais.

Je connais et je comprends les impatiences et les frustrations. Mais il ne faut pas se tromper de cible en interpellant toujours la France sur ce qu’elle fait, ne fait pas, ou ne fait pas assez.

J’ai eu l’occasion de dire à plusieurs reprises la vision qui me guide constamment : un Liban uni dans sa diversité, souverain, stable et prospère. Un Liban qui occupe sa place dans son environnement méditerranéen et moyen-oriental. C’est l’objectif. Il n’y a pas d’autre agenda de la France au Liban. Je ne me résignerai jamais, je ne laisserai pas le Liban s’effondrer, encore moins disparaître. Malgré les vents contraires et les difficultés, je garderai le cap, déterminé, lucide et pragmatique. Pour les Libanaises, les Libanais, pour le Liban, je resterai toujours à l’initiative.

Emmanuel Macron à Gemmayzé, le 6 août 2020. © Soazig de la Moissonniere / Présidence de la République

Vous avez beaucoup œuvré à ce que l’Arabie saoudite s’implique à nouveau au Liban. Pourquoi est-ce si important ? Paris et Riyad sont-ils sur la même ligne au Liban, notamment concernant le Hezbollah ?

Soyons clairs : il n’y a pas de stabilité pour le Liban sans insertion dans son environnement régional, dans lequel l’Arabie saoudite est évidemment une puissance de premier plan. Il n’y a pas non plus de prospérité et de croissance libanaises sans relations denses avec l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe : je vous rappelle, qu’aujourd’hui encore, le Golfe absorbe la moitié des exportations libanaises. Vous connaissez, par ailleurs, le rôle essentiel joué par les expatriés libanais qui y vivent. La crise diplomatique qui a éclaté à l’automne 2021 faisait donc peser une grave menace sur le Liban. C’est pourquoi j’ai décidé de m’engager pour obtenir une désescalade et un retour des pays du Golfe au Liban. Aujourd’hui, les ambassadeurs de l’Arabie saoudite et de ses alliés sont de retour à Beyrouth. L’Arabie saoudite contribue à nos côtés à un fonds humanitaire franco-saoudien.

Ce mécanisme est d’ores et déjà opérationnel. Les premiers projets ont commencé, dans la santé et la sécurité alimentaire. Nous allons encore le renforcer. J’ai fait ma part du travail auprès de l’Arabie ; je l’ai encore fait lors de la visite à Paris du prince héritier, Mohammad ben Salman, il y a quelques jours. Mais les dirigeants libanais doivent faire la leur et c’est, je le sais, la volonté profonde du Premier ministre (Nagib) Mikati qui cherche à faire de son mieux : l’Arabie saoudite, comme le reste de la communauté internationale, attend des réformes sérieuses des autorités de votre pays, et un positionnement régional équilibré, pour restaurer la confiance perdue.

Avec l’Arabie saoudite, comme avec d’autres de nos partenaires, nous pouvons avoir des différences d’approche vis-à-vis de tel ou tel acteur, mais elles comptent peu au regard de notre volonté d’agir efficacement ensemble, en appui à la population, et en soutien aux réformes à même de surmonter les défis économiques et politiques auxquels votre pays fait face.

Vous avez été accusé d’avoir ménagé le Hezbollah pour sauver l’accord nucléaire avec l’Iran. Que répondez-vous à ces critiques ?

Permettez-moi de présenter la situation dans les termes dans lesquels elle se pose. N’en déplaise à ceux qui croient au Liban que votre pays est au centre de toutes les négociations internationales, le dossier libanais et le dossier du nucléaire iranien sont distincts. Les discussions de Vienne n’ont pas pour objet le Liban ou le Hezbollah, mais bien les activités nucléaires de l’Iran.

En cas de non-accord sur le nucléaire iranien, le Liban pourrait être le théâtre d’un nouveau conflit régional. Comment éviter ce scénario ?

Le meilleur moyen d’éviter la déstabilisation de la région, c’est de revenir à l’accord sur le nucléaire iranien. Nous déployons tous nos efforts pour ce faire, en lien avec nos partenaires européens. Il faut désormais que les négociations directes reprennent et que l’Iran fasse sa part du chemin pour saisir, tant qu’il en est encore temps, l’opportunité qui lui est offerte de revenir au JCPOA (l’accord de 2015 sur le nucléaire).

Mais qu’un accord soit trouvé ou non, il nous faudra de toute façon œuvrer au renforcement de la sécurité et de la stabilité régionales. L’accord de 2015 n’a pas empêché un accroissement des tensions dans la zone. Un nouvel accord ne les supprimerait pas non plus comme par magie. Je me suis employé, avec les autorités irakiennes, à mettre en place ce que l’on appelle désormais le format « de Bagdad ». Un espace de dialogue qui a réuni pour la première fois, en août 2021, l’ensemble des pays de la région, y compris l’Iran et l’Arabie saoudite. Ce processus peut être élargi pour traiter de la sécurité régionale dans son ensemble. Nous y travaillons.

Alors que la guerre est de retour sur le continent européen, force est de constater que le Proche et le Moyen-Orient sont eux aussi à la croisée des chemins. Des crises perdurent, de nouvelles sourdent, d’autres éclatent. L’actualité en Irak en témoigne. Je suis particulièrement préoccupé par la situation dans ce pays. Je suis en contact avec plusieurs des leaders politiques irakiens, à commencer par M. Kazimi avec lequel je me suis entretenu au cours des derniers jours. L’Irak doit trouver le chemin du dialogue et de la concertation entre les forces politiques irakiennes, le seul à même d’éviter à ce pays de sombrer dans le chaos.

Pour revenir au Liban, il est capital que chacun fasse preuve de responsabilité. Votre pays fait face à la pire crise économique de son histoire. Il ne survivrait pas à un nouveau conflit à la frontière sud, qui serait bien plus meurtrier, bien plus destructeur que celui de 2006. Aucun acteur libanais n’y a intérêt. Chacun doit en être conscient. À cet égard, il est en particulier important que la difficile question de la frontière maritime avec Israël, sur laquelle la France assume aussi sa part de travail pour faciliter une issue en lien avec le médiateur américain, ne soit pas instrumentalisée. Ce qui est en jeu, c’est la stabilité de votre pays, sa prospérité, sa capacité à être à nouveau considéré comme un pays pouvant prendre en main son destin.

Quelle place peut, à votre avis, avoir le Liban dans la nouvelle configuration régionale ? Et comment la France peut l’y aider ?

Le Liban a d’immenses atouts à faire valoir dans les reconfigurations en cours. Son capital humain, sans équivalent dans la région, les talents de ses hommes et de ses femmes que je connais bien, pourraient lui permettre de jouer un rôle de modèle et de stabilité pour la région, s’il accepte maintenant de refonder de fond en comble son modèle économique et financier. Encore faut-il, pour cela, non seulement accepter de regarder la réalité de la crise en face, de parler entre vous, de réformer votre pays, mais aussi de ne pas importer sur votre territoire les conflits de la région.

J’irai plus loin, le rôle du Liban, dans la nouvelle configuration moyen-orientale qui reste à construire, pourrait être d’aider à bâtir des ponts entre les pays, à résorber des crises, à favoriser la stabilité… Le Liban, fort de la diversité de sa population et de son histoire politique, pourrait jouer ce rôle.

La clé pour cela est que le Liban décide par lui-même des réformes indispensables ; les réformes qui touchent le quotidien des Libanais comme celles qui permettront d’adopter les règles institutionnelles indispensables au pays pour avancer.

Ce faisant, le Liban pourra progressivement se défaire des influences étrangères qui importent dans un pays déjà affaibli des tensions régionales.

La France est évidemment prête à accompagner votre pays sur ce chemin. Mais sur cette question comme sur d’autres, il faut nous aider à vous aider…LIEN VERS L’ARTICLE