Le Moyen-Orient devrait approfondir son implantation sur le marché de l’énergie européen lorsque l’interdiction du diesel et des produits pétroliers russes interviendra le 5 février, aidé en cela par de nouvelles raffineries, une géographie favorable et, potentiellement, de nouvelles cargaisons de produits russes.
L’Europe s’est empressée de faire des réserves de diesel avant l’interdiction, multipliant ses achats auprès de Moscou avant la rupture avec son plus grand fournisseur externe, pour tenter de prévenir les pénuries de carburant, instrument vital pour l’agriculture, la construction, la fabrication et le transport.
« Le Moyen-Orient s’avère le grand gagnant pour remplacer les matières russes en Europe », indique à Middle East Eye Ed Morse, responsable mondial de la recherche sur les matières premières chez Citigroup. « Et ils en profiteront encore plus en important davantage de matières russes eux-mêmes. »
Les États du Golfe ont déjà échangé leur place avec la Russie sur le marché du brut, redirigeant leurs ventes vers l’Europe tandis que Moscou s’impose auprès de leurs clients traditionnels en Asie en cassant les prix.
Ce bouleversement du marché de l’énergie mondiale est le résultat des sanctions occidentales imposées à la Russie à cause de son invasion de l’Ukraine.
décembre, les pays européens ont interdit le brut russe et les pays du G7 ont institué un plafond de 60 dollars le baril. Si l’Europe a réussi à se sevrer du brut russe avant l’interdiction, elle continue à compter sur lui pour les produits raffinés comme le diesel.
Avant la guerre en Ukraine, la Russie représentait environ la moitié des importations européennes de diesel. En décembre, l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni ont acquis 663 000 barils par jour (bpj) de diesel russe – soit environ 40 % du total des cargaisons maritimes –, ce qui souligne la crise de l’offre à laquelle le bloc sera confronté dans moins de deux semaines.
Les exportations du Golfe en brut, ainsi qu’en produits raffinés comme le diesel, l’essence et le kérosène vers l’Europe ont bondi début 2023, alors que l’Union européenne écume le marché à la recherche de nouveaux fournisseurs.
Dans les douze premiers jours de 2023, les Émirats arabes unis (EAU) ont exporté 133 000 bpj de produits pétroliers et dérivés vers l’Europe, battant les records mensuels du mois de janvier depuis 2017, selon les données partagées avec MEE par Kpler, une société qui suit les cargaisons de pétrole. Les 282 000 bpj exportés par l’Arabie saoudite dans la même période surpassent les niveaux pour janvier depuis 2019.
L’interdiction du diesel russe survient à un moment providentiel pour les États du Golfe, qui se préparent à lancer plusieurs méga-raffineries.
Le Koweït en particulier est bien placé pour miser sur cette interdiction, précise Ed Morse de Citigroup.
Ce petit émirat accélère sa production dans sa nouvelle raffinerie d’al-Zour – l’une des plus grandes au monde – qui aura la capacité de traiter 615 000 barils de brut par jour lorsqu’elle sera pleinement opérationnelle. En novembre, le Koweït a envoyé sa première livraison de kérosène depuis ce site.
« Ils sont prêts avec une nouvelle capacité de raffinage pour vendre du diesel à l’Europe… et prennent activement des parts de marché », poursuit Ed Morse.
Les ventes de diesel du Koweït à l’Europe dans les douze premiers jours de janvier soulignent comment les producteurs du Golfe ont bondi sur les perturbations sur le marché de l’énergie mondiale pour booster leurs exports.
« Le Moyen-Orient s’avère le grand gagnant pour remplacer les matières russes en Europe »
– Ed Morse, Citigroup
Les exportations mensuelles de diesel du Koweït vers l’Europe s’élevaient à 59 000 bpj au 12 janvier, presque le triple des niveaux pour l’ensemble du mois de janvier 2022 et environ 900 % de plus qu’en janvier 2021 selon Kpler.
L’Arabie saoudite augmente le débit de sa raffinerie de Jazan qui devrait produire plus de 200 000 bpj de diesel lorsqu’elle atteindra sa capacité totale au cours de l’année. La raffinerie Duqm d’Oman devrait également ouvrir fin 2023. Les analystes indiquent qu’elle accroîtra la capacité du sultanat à raffiner du brut en diesel et autres carburants d’environ 200 000 bpj.
Malgré les nouvelles capacités du Moyen-Orient, les analystes préviennent que l’Europe devra se tourner vers une multitude de fournisseurs, y compris les États-Unis et l’Inde, pour combler le vide laissé par la Russie. Les importations de diesel du Moyen-Orient vers l’Europe ont connu un pic en septembre à 500 000 bpj mais restent sous le flux normal d’importation depuis la Russie pour le continent.
« Pour que le Moyen-Orient remplace totalement tout le diesel russe à destination de l’Europe, il faudrait une redirection massive des flux depuis d’autres bénéficiaires non européens du diesel moyen-oriental », explique à MEE Jay Maroo, analyste spécialiste du brut chez Vortexa.
« On verra plus probablement une augmentation des approvisionnements à l’Europe de la part de multiples exportateurs », a-t-il ajouté.
La Tunisie est l’« incarnation du transbordement »
Le Moyen-Orient pourrait également vouloir acheter les produits russes interdits à moindre coût puis les réexporter, plaçant idéalement la région pour jouer sur les deux tableaux, selon les analystes.
L’été dernier, l’Arabie saoudite s’est fortement approvisionnée en carburant russe bon marché, permettant d’exporter le brut que le royaume utilise normalement pour ses besoins nationaux (par exemple, la climatisation) à des prix plus élevés à l’étranger.
« En vérité, les produits pétroliers sont fongibles », déclare à MEE Clay Seigle, directeur du service pétrole mondial chez Rapidan Energy Group. « Si vous en utilisez une partie, cela en libère une partie qui peut être envoyée ailleurs. »
L’Égypte, petit producteur d’énergie par rapport à l’Arabie saoudite, a également sauté sur l’occasion. Le Caire a importé des niveaux record de fioul et de mazout russes l’année dernière, réexportant une grande partie vers l’Arabie saoudite mais l’utilisant également au niveau national pour disposer de plus de gaz naturel à l’exportation.
« Avec l’interdiction du 5 février, il y a plus d’opportunités pour ce type de déplacement ou de substitution », ajoute Clay Seigle.
La Tunisie est un parfait exemple de cette industrie artisanale qui s’est développée pour « laver » les matières premières russes : les produits pétroliers sont importés puis réétiquetés avec un nouveau pays d’origine pour les rendre plus acceptables.
Ce pays du Maghreb pauvre en ressources énergétiques a commencé à importer d’importantes quantités de naphte russe en août. Les importations d’hydrocarbures volatils ont connu un pic à 61 000 bpj en octobre, contre zéro les années précédentes, selon Kpler. Le naphte a été réexporté à l’étranger, principalement en Corée du Sud.
La Tunisie est l’« incarnation du transbordement », explique Viktor Katona, analyste chez Kpler, à MEE. Le transbordement est le processus de transfert de la cargaison d’un navire à un autre pour finir le voyage.
Viktor Katona prédit que le modèle tunisien sera reproduit en Afrique du Nord une fois qu’entreront en vigueur l’interdiction européenne du diesel et le plafond du G7 sur les produits pétroliers. La Russie accélère déjà ses transferts de diesel au Maroc.
« Ces pays se situent sur la côte méditerranéenne, le transport vers l’Europe est court », explique-t-il. « Il y a énormément de relations symbiotiques entre les Russes et les pays d’Afrique du Nord. »
Les mieux placés pour miser sur le transbordement sont ceux qui ont des grandes capacités de stockage, selon les analystes et traders. L’Égypte possède des terminaux de ce genre dans les ports d’Ain Sokhna et Sidi Kerir et les Émirats arabes unis disposent de Fujaïrah. Le géant public de l’énergie russe Lukoil a déplacé ses opérations commerciales à Dubaï l’année dernière.
Selon les règles européennes, le brut russe doit subir une « transformation substantielle » afin d’être exempté de sanctions. Techniquement, mélanger du diesel russe avec un autre lot ne contourne peut-être pas l’interdiction, mais les analystes indiquent que les règles sont opaques et, en pratique, il est difficile de retracer l’origine du diesel.
« En effet, si vous amenez un cargo de diesel russe en Algérie ou en Égypte et que vous le saupoudrez à la Salt Bae avec quelques gouttes du diesel de quelqu’un d’autre, il n’est plus russe », fait valoir Viktor Katona, faisant référence à la manière d’assaisonner du célèbre cuisiner turc.
M Clay Seigle de Rapidan Energy estime que les organismes de contrôle occidentaux ne pourront probablement pas suivre cette activité parce que le but des sanctions est de limiter la capacité de Moscou à profiter des ventes du pétrole tout en maintenant les ressources russes sur le marché.
« S’il y a suffisamment de volumes russes qui ne sont pas achetés et que la Russie est contrainte de réduire sa production, alors une partie du diesel russe pourrait être retirée du marché », explique-t-il. « L’intérêt des gouvernements occidentaux est d’empêcher une importante flambée des prix. »
La possibilité de réaliser de lucratifs profits en reconditionnant les produits russes peut également attirer la Turquie, déjà l’un des principaux acheteurs du pétrole russe interdit.
En décembre, la Russie a exporté 175 000 bpj de diesel en Turquie, un record depuis 2018 selon les données de Kpler. Jusqu’à présent, l’apport russe n’a pas engendré d’augmentation subséquente des exportations turques de diesel, mais cela pourrait changer si davantage de diesel russe est exporté vers la Turquie ce mois-ci.
« La Turquie dit vouloir se positionner comme plateforme de transbordement du gaz russe, mais elle pourrait également être une énorme plateforme de transbordement des produits bruts russes au sein de ses raffineries dans l’Égée », souligne Viktor Katona.
Cependant, la dépendance d’Ankara envers la Russie en matière d’approvisionnement, comme d’autres plateformes potentielles qui n’ont pas de réserves de pétrole, pourrait être trop évidente pour les pays européens cherchant à se sevrer de l’offre du Kremlin. Les acheteurs pourraient également être rebutés par l’incertitude du marché.
« Je ne pense pas que la Turquie soit capable de jouer le rôle d’intermédiaire en achetant des produits et du pétrole russes bon marché », confie à MEE Gregory Gause, expert en politique du Moyen-Orient à l’université A&M du Texas.
« Les Russes pourraient se fâcher contre les Turcs et simplement ne pas leur vendre de pétrole. C’est la stratégie russe. Où est-ce que cela mènerait les acheteurs ? » ajoute-t-il.
Les grands vainqueurs du divorce énergétique de l’Europe avec la Russie ce sont les pétro-États traditionnels du Golfe car l’interdiction du diesel « renforce » leur statut sur le marché mondial du pétrole, d’après Gregory Gause. C’est un développement qui pourrait avoir des implications géopolitiques et économiques car l’UE cherche à approfondir ses liens avec les monarchies arabes.
Le chancelier allemand Olaf Scholz s’est rendu en Arabie saoudite, aux EAU et au Qatar dans le cadre d’une grande tournée du Golfe en septembre pour s’assurer des approvisionnements en énergie. En janvier, le dirigeant allemand a déclaré à Bloomberg qu’il pensait que la plus grande économie d’Europe allait éviter une récession annoncée grâce aux nouveaux fournisseurs dénichés par Berlin.
Les investissements du Golfe en Europe pourraient servir d’instrument de mesure de la durabilité de cette nouvelle ère des flux de carburant.
« Traditionnellement, les Saoudiens ont investi dans le raffinage dans les régions où ils vendent leur brut », précise Gause, citant des projets en Asie par exemple.
De premiers signes émergent. En novembre, Aramco a conclu trois accords avec un raffineur et revendeur de carburants polonais. Juste avant la guerre en Ukraine, le géant pétrolier public saoudien avait acquis 30 % de parts dans la seconde plus grande raffinerie polonaise.
« Ces investissements élargiront la présence d’Aramco dans le secteur européen et étendront davantage ses importations de brut en Pologne », indiquait la société dans un communiqué de presse le 12 janvier.
Les États du Golfe ont traditionnellement gardé leurs distances avec l’Europe, qu’ils voient comme un marché pétrolier déclinant avec des populations qui vieillissent et d’ambitieux objectifs d’énergies vertes, contrairement à l’Asie. L’Europe alourdit également les formalités administratives concernant les investissements dans les énergies fossiles, mais avec l’invasion russe de l’Ukraine, tout cela a subi un revirement contraint et forcé.
En octobre, le ministre saoudien de l’Énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane, a déclaré que le royaume visait davantage de ventes en Europe.