La vague de protestation populaire qui traverse l’Irak et le Liban y fragilise les relais chiites de l’Iran, contestés dans ces deux pays par les manifestants chiites.
Cela fait déjà trop longtemps que les crises du Moyen-Orient étaient caricaturées en un affrontement inexpiable entre sunnites et chiites. Ce commode prête-à-penser avait beau entrer en résonance avec les propagandes des deux théocraties d’Iran et d’Arabie saoudite, il peinait à expliquer les violents conflits opposant des forces sunnites entre elles, qu’il s’agisse des Emirats arabes unis alliés à l’Egypte contre les Frères musulmans, du Qatar mis au ban des pétromonarchies, ou même de la Turquie contre les Kurdes de Syrie. C’est aujourd’hui la supposée unité du « camp chiite » qui éclate sous la pression de la protestation populaire en Irak et au Liban, tant l’Iran et ses relais y sont dénoncés avec virulence.
L’ASPIRATION IRAKIENNE A SE « LIBERER » DE L’IRAN
Les manifestions qui ont secoué l’Irak au début du mois d’octobre 2019 ont été violemment réprimées, avec un bilan officiel de 157 morts et de plus de 6000 blessés. Suspendues durant trois semaines, à la faveur du pèlerinage chiite de l’Arbaïn, elles ont repris avec une intensité renouvelée le 25 octobre et ont été la cible d’une répression tout aussi brutale, avec au moins cent tués et plus de 5000 blessés en une semaine. La férocité de cette répression est à la mesure de la panique des cercles dirigeants face à une contestation qui remet en cause le principe même de la répartition confessionnelle du pouvoir. Cette répartition, imposée par les Etats-Unis après le renversement de Saddam Hussein en 2003, fait la part belle au Premier ministre chiite, dont la démission est désormais demandée par des manifestants pourtant largement issus de la communauté chiite, aussi bien à Bagdad que dans les villes du sud du pays.
Les protestataires exigent en effet la fin de la corruption et de la gabegie, que le système communautaire n’a pu qu’encourager à tous les niveaux du gouvernement. Ils dénoncent dans le même élan la mainmise multiforme de Téhéran sur les institutions irakiennes, notamment par le biais des milices pro-iraniennes, dites de la « Mobilisation populaire », qui ont été formellement intégrées aux forces de sécurité. Ce sont d’ailleurs ces milices qui sont à la pointe de la répression du soulèvement populaire. De là à accuser Ghassem Soleimani, le chef des Gardiens de la Révolution (pasdaran) en Iran, de coordonner une répression aussi sanglante, il y a un pas que les manifestants de Bagdad franchissent volontiers. C’est ainsi qu’ils frappent symboliquement à coups de balai les portraits de Soleimani et de l’ayatollah Khameneï, le Guide la République islamique d’Iran. Le 4 novembre, le consulat d’Iran est attaqué à Kerbala, une des deux villes saintes du chiisme. Le slogan « Iran dehors » est très populaire chez les contestataires, dont la détermination se nourrit d’un patriotisme exacerbé, à l’encontre à la fois de Téhéran et de Washington (photo ci-dessus). Etre ainsi associé au « Grand satan » américain dans le pays arabe à la plus forte population chiite est un désaveu majeur pour le régime iranien.
LE HEZBOLLAH DESTABILISE PAR LA CONTESTATION AU LIBAN
Le mouvement de masse que connaît le Liban depuis le 17 octobre a déjà conduit, douze jours plus tard, à la démission de Saad Hariri, le Premier ministre sunnite. Le Hezbollah, dont le secrétaire général Hassan Nasrallah s’était opposé à une telle démission, a subi là un premier revers. Plus grave encore pour le « parti de Dieu » (la traduction littérale de Hezbollah), les contestataires de toutes confessions n’ont pas épargné le parti pro-iranien dans leur rejet général de la classe politique. Le lien est explicitement établi par les protestataires, tout comme en Irak, entre, d’une part, la nature profondément viciée d’un système communautaire et, d’autre part, l’absence de légitimité des responsables politiques, complices d’un système corrompu, quand ils ne sont pas corrompus eux-mêmes. Autre camouflet pour le Hezbollah: les manifestations, loin d’être circonscrites au centre de la capitale, se sont étendues aux zones majoritairement chiites de la banlieue, du Sud-Liban et de la Békaa.
Le Hezbollah a laissé les nervis de son allié chiite, le mouvement Amal, s’en prendre brutalement aux manifestants pacifiques, aussi bien à Beyrouth que dans le Sud (avec le seul tué, à ce jour, de cette vague de protestations). Nasrallah a en outre accusé les « ambassades étrangères » de manipuler la contestation libanaise, s’attirant une réplique aussi cinglante qu’ironique de certains manifestants. Mais le Hezbollah a d’ores et déjà perdu le statut d’exception qui dérivait de sa « résistance islamique » à l’occupation israélienne du Liban, de 1982 à 2000, et qui justifiait son refus de démobiliser sa puissante milice. Les slogans « Le Liban plutôt que la Syrie » (pour dénoncer l’engagement meurtrier du Hezbollah au service du régime Assad) et « Le Liban plutôt que l’Iran » (le Hezbollah étant réduit à n’être que l’instrument de Téhéran) ont pu être scandés, même s’ils sont moins vibrants que les cris de « Iran dehors » à Bagdad. C’est en tout cas un défi sans précédent pour un parti qui se croyait intouchable.
L’ayatollah Khameneï a accusé les Etats-Unis et Israël, ainsi que d’autres pays « occidentaux » et « réactionnaires », d’être derrière l’agitation en cours en Irak et au Liban. Ce sont des accusations aussi fallacieuses qui avaient accompagné, en janvier 2018, la répression des manifestations de protestation en Iran même. Il n’est pas certain que ce type de rhétorique porte aujourd’hui en Irak et au Liban, où l’hostilité à l’Iran se nourrit d’un refus catégorique et massif des ingérences étrangères. Il est en revanche évident que le régime des ayatollahs, sans doute grisé par ses récents succès en Syrie et au Yémen, n’a pas pris la mesure du ressentiment populaire à son encontre, en Irak plus encore qu’au Liban. La République islamique d’Iran ne peut dès lors que s’inquiéter de voir sa puissance contestée dans les rues de Bagdad et de Beyrouth sur deux registres stratégiques: celui de la « résistance » à l’oppression et celui de l’hégémonie de la représentation chiite.
Jean-Pierre Filiu, né à Paris en 1961, est un universitaire français, historien et arabisant, spécialiste de l’Islam contemporain. Diplômé en 1981 de Sciences Po Paris il y soutient en 1985 une thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney. Cette thèse, consacrée à Mai 68 à l’ORTF, a depuis été publiée, avec le soutien de l’Institut national de l’audiovisuel. Diplômé de l’Institut national des langues et civilisations orientales, il devient délégué de la Fédération internationale des droits de l’homme au Liban en pleine guerre civile. Il rédige en 1984 le premier rapport sur la tragédie des civils « disparus » dans le conflit libanais et il témoigne à ce sujet devant la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU. Il est ensuite responsable en 1986 d’un projet humanitaire dans une zone d’Afghanistan tenue par la résistance anti-soviétique. Conseiller des Affaires étrangères, il a été en poste en Jordanie, en Syrie et en Tunisie, ainsi qu’aux États-Unis. Il a aussi été membre des cabinets du Ministre de l’Intérieur Pierre Joxe (1990-91), du même ministre à la Défense (1991-93) et du Premier Ministre Lionel Jospin (2000-2002). Il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po Paris , où il enseigne en français, en anglais et en arabe dans le cadre de la chaire Moyen-Orient Méditerranée. Il est habilité à diriger des recherches en science politique. Il a publié en France comme à l’étranger de nombreux articles sur le monde arabo-musulman. Ses récents travaux sur Al-Qaida ou le millénarisme insistent sur la rupture entre cet extrémisme contemporain et la tradition islamique.