L’Amérique et ses vassaux dociles et protégés en face des Barbares

Un souverain ne saurait lever une armée sous le coup d’un mouvement d’humeur et de sentiments de colère ou d’exaspération, ditlegénéral Sun Tzu dans le douzième chapitre de « L’art de la guerre », après quoi il ajoute : Entreprendre une telle action ne doit être que le fait d’intérêts sereinement calculés et partagés par les intéressés. 

Toute la question est de savoir quels sont les intérêts sereinement calculés par les Américains et leurs alliés européens d’une part et par les Russes d’autre part pour justifier la querelle qui les oppose indirectement en Ukraine dans un conflit d’abord asymétrique (de 2013 à 2022), puis régional (du 24 février 2022) et à la veille de se transformer par une guerre mondialeen catastrophe nucléaire.

Les Américains devraient savoir exactement ce qu’il font

Les États-Unis (et d’autres pays occidentaux) occupent des dizaines de milliers d’agents à s’informer, supputer, analyser, manipuler, en somme à réfléchir. La CIA, qui compte au total 220.000 agents, dispose d’une conséquente section « d’analystes ». La Maison Blanche, le Département d’État et le Pentagone emploient les spécialistes des meilleurs cabinets privés de conseil en stratégie[i],c’est-à-dire qu’ils disposent d’une réserve complémentaire de bons professionnels de l’intelligence, encore par centaines de milliers.

Les présidents américains successifs ne se lassent pas non plus d’écouter des dizaines de gourous, dont les plus célèbres et les plus doctrinaires de leurs secrétaires d’État ont été Henry Kissinger et Hillary Clinton (épouse du président du même nom). Les deux conseillers les plus assidus à la sécurité nationale américaines furent Zbigniew Brzezinski et son successeur Anthony Lake. Des professeurs comme John Ikenberry de l’Université de Princeton et les inépuisables chroniqueurs de la revue ForeignAffairs ont complété ce lot d’influenceurs. 

Il ne devrait donc y avoir qu’à piocher dans les écrits de chacun de ces conseilleurs pour découvrir ce qui mène le monde et ce qui va déterminer le cours des évènements que l’on a décidé d’interpréter et de prévoir. Les faits devraient alors se dérouler sous nos yeux par le jeu d’une mécanique parfaitement huilée, à peine faussé, parfois, par une comète dont on n’avait pas prévu lasurvenance ! Le conflit russo-ukrainien n’échappe pas à cette règle. 

Les Russes, moins pragmatiques, sont « déroutants »

Les procédés d’investigation et les processus décisionnels russes sont en revanche à la fois plus complexes (comme est l’âme russe) et plus élémentaires. C’est pourquoi il suffit de s’imbiber de la littérature ultranationaliste d’Alexander Prokhanov, fauteur d’une trentaine d’ouvrages et d’innombrables articles, pour lire la pensée russe dans un livre ouvert. 

L’opération militaire spéciale du président Poutine est un cas d’école

Le différend que l’on a choisi prend forme en Ukraine à l’occasion de la Révolution Orange, financée en Ukraine en novembre et décembre 2004 principalement par des fonds américains[ii]. Mais l’état de belligérance y remonte à  novembre 2013, quand l’Ukraine décida de ne pas signer l’accord d’association qui lui est proposé par l’Union Européenne. L’Ukraine devient alors la proie de manifestations (Euromaïdan) qui conduiront au remplacement du président pro-russe du pays, Viktor Ianoukovytch, par un autre mais pro-américain, Viktor Iouchtchenko. 

En réaction, des groupes armés russes prennent le contrôle du Parlement de Crimée, qui élit un nouveau premier ministre, celui-là favorable à un rapprochement avec la Fédération de Russie. À partir du 28 février 2014, les Russes envahissent la Crimée et procèdent à son annexion, à la suite d’un référendum tenu dix jours auparavant. La suite, qui est tragique, se déroule dans le Bassin du Don et fait l’objet de commentaires quotidiens sur tous les écrans de télévision du monde entier.

Que disaient les gourous ? Henry Kissinger, le premier

Le plus prestigieux des glossateurs américains, tel le Zadig de Voltaire, est allé de désillusion en désillusion. Il a fait, le 18 janvier 2023, une volte-face qui n’en est pas une en déclarant : Avant cette guerre, j’étais opposé à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN parce que je craignais que cela ne provoque exactement le processus que nous connaissons maintenant , a-t-il répété dans une vidéo. Maintenant que le processus a atteint ce niveau, l’idée d’un Kiev neutre n’a plus de sens.

Dans l’équipe du président Richard Nixon, Kissinger avait une profonde connaissance du vieux continent et de ses tiraillements[iii]. Il a participé à la mise en œuvre de la politique de détente avec l’Union soviétique. Il a négocié le Traité SALT I, qui limitait le nombre de bombes nucléaires des deux superpuissances. En vertu de la Doctrine Nixon, dite « triangulaire », qu’il a contribué à formuler, les États-Unis laissent chaque pays se charger de sa propre sécurité, mais peuvent apporter une défense grâce à leur parapluie nucléaire si cela est demandé ou nécessaire. Cette posture est pour lui toujours restée « la bonne ».

Hillary Clinton, la secrétaire d’État du président Obama

L’émergence de la Chine a généré des inquiétudes telles qu’il était difficile de ne pas découvrir, le 13 janvier 2009, dans le discours d’investiture de la secrétaire d’État Hillary Clinton inaugurant la smart diplomacy[iv], d’inquiétants signaux. La marge de manœuvre politique des États-Unis, disait-elle, est devenue d’autant plus réduite que la Chine est maintenant une puissance commerciale qui impose le respect, et dont les consommateurs américains ne peuvent plus se passer[v].

Unrapport de 2008 (Global Trends 2025) du National Intelligence Council(NIC) notait alors que les États-Unis ne seront plus que l’un des principaux acteurs sur la scène internationale, même s’ils resteront le plus puissant.

L’unipolarité née de l’après-guerre froide était-elle en train de disparaître ?

Zbigniew Brzeziński et son successeur Anthony Lake, conseillers à la sécurité

Après les attentats du 11 septembre 2001, Brzezenski a actualisé (en 2004) son ouvrage « Le Vrai Choix » (The Choice : global domination or global leadership, paru chez Basic Books). Il y défendit le dogme selon lequel l’amélioration du monde et sa stabilité dépendaient du maintien de l’hégémonie américaineToute puissance concurrente était dès lors considérée comme une menace pour la stabilité mondiale

Contrairement à l’avis du président George W. Bush, qui professait un « hégémonisme unilatéral exclusif», un leadership américain pouvait seul sauver le monde du chaos, mais un tel objectif ne pouvait être atteint que sous réserve d’une coopération avec l’Europe !La phrase culte de Brzezenskiest la suivante : Sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante.

Lui-même et son successeur Anthony Lake parviendront à convaincre le président Clinton d’étendre l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie, l’objectif étant deprévenir la collusion et demaintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, de garder les tributaires dociles et protégés, et d’empêcher les barbares de se regrouper.Whaoooh ! Le verdict est sans appel. Mais il est indécent.


[i]https://business-cool.com/entreprises/conseil/classement-meilleurs-cabinets-conseil/

[ii]Il s’agit notamment de lFondation Soros et de la Freedom House, une ONG dont les fonds proviennent majoritairement du Département d’État des États-Unis

[iii]Henry Kissinger : A World Restored: Metternich, Castlereagh, and the Problems of Peace, 1812-1822

[iv]Dans le domaine des relations internationales, le terme de smart power ou la puissance intelligente fait référence à la combinaison des stratégies de soft power et de hard power.Il est défini par le Center for Strategic and International Studies comme « une approche qui souligne la nécessité d’une armée forte, mais aussi d’alliances, de partenariats et d’institutions à tous les niveaux pour étendre l’influence américaine et établir la légitimité du pouvoir américain. »

[v]https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2012-1-page-16.htm