comment du teck birman illégal se retrouve vendu en France?

Vendre du teck birman où la junte encourage la déforestation est théoriquement illégal. La cellule investigation de Radio France en a pourtant trouvé en vente au salon nautique de Paris. Un bois souvent maquillé en teck indien.

La Birmanie est un pays qui abrite les dernières forêts de teck naturel au monde. On y trouve de nombreuses espèces sauvages comme des singes, des tortues, des pangolins ou des léopards. Elles sont aussi un lieu de vie pour de nombreuses communautés qui les relient à leur croyance. Ces forêts ont pourtant perdu 20% de leur surface en 20 ans. Selon différents rapports dont certains réalisés pour l’ONU, c’est l’équivalent d’une superficie grande comme la Suisse. Et selon l’enquête conduite par la cellule investigation de Radio France en partenariat avec le Consortium international des journalistes d’investigation  dans le cadre du projet « Deforestation Inc », le commerce du bois illégal s’y poursuit, y compris vers l’Europe, en dépit d’un embargo strict.

Un règlement inapplicable

Pour lutter contre la déforestation illégale, dès 2016, le gouvernement d’Aung San Suu Kyi avait fixé des quotas de bois et délimité des zones à préserver. L’Europe aussi avait mis en place une règlementation imposant aux importateurs de se renseigner sur l’origine du bois tropical qu’ils faisaient venir de l’étranger. Cette règlementation, appelée Règlement sur le bois de l’Union européenne (RBUE), imposait aux importateurs de se procurer des documents auprès de leurs fournisseurs prouvant la légalité du bois qu’ils vendaient.

Jusqu'en 2016, le gouvernement birman luttait contre le trafic illégal et la déforestation du teck (illustration). (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE.)
Jusqu’en 2016, le gouvernement birman luttait contre le trafic illégal et la déforestation du teck (illustration). (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE.)

Mais pour de nombreux professionnels, ce règlement est difficilement applicable. « Vous vous retrouvez avec des gens qui importent du bois d’un peu partout et à qui on envoie des documents en russe, en hindi ou en vietnamien, explique Grégoire Jacob, un conseiller en gestion forestière. Est-ce qu’ils ont la capacité de comprendre tout ce qu’on leur envoie ? La réponse est non. » De plus, s’ils importent du bois d’une zone à fort risque de corruption comme la Birmanie, ces professionnels doivent aussi avoir un certificat de bois durable délivré par des sociétés qui se sont rendues dans le pays pour contrôler de façon indépendante ce qu’il se passe sur le terrain. Mais avant même le coup d’État, un rapport européen estimait que ces contrôles n’étaient pas efficaces.

Des ports peu regardants

Le système n’a donc pas fonctionné. D’autant moins que, pour contourner les règles, les importateurs sont passés par de nouveaux ports. En 2019, alors que les Pays-Bas, l’Allemagne, la Belgique, la Finlande, la Slovénie, la France, le Danemark et le Royaume-Uni réduisaient leurs volumes annuels de bois importé de Birmanie, cinq États membres de l’Union européenne augmentaient considérablement leurs importations : la Suède, l’Italie, la Croatie et la Grèce. « Certains ports européens sont beaucoup plus laxistes que d’autres, explique Alain Karsenty, économiste et chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Les importateurs le savent et ils jouent dessus. »

Les règlementations européennes visant à réduire les importations de bois birman ont été contournées via des ports européens aux contrôles plus laxistes (illustration). (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)
Les règlementations européennes visant à réduire les importations de bois birman ont été contournées via des ports européens aux contrôles plus laxistes (illustration). (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Le trafic s’est d’autant plus poursuivi que le teck birman est toujours très prisé par certains clients, en particulier dans l’industrie nautique. « Quand je vois, un bateau qui sort d’un port européen et que je regarde le teck, je vois tout de suite qu’il est de Birmanie parce qu’il est naturellement huilé », explique un transformateur européen de bois birman. Ce n’est pas un hasard si le patron d’Amazon, Jeff Bezos, en a équipé son propre yacht. La demande étant forte, l’offre n’a donc jamais cessé.

Mais après le coup d’État de la junte en février 2021, le bois birman a fini par être interdit en Europe comme aux États-Unis. Plus question d’en laisser passer, même par un port laxiste. C’est l’ensemble de l’Union européenne qui proscrit les importations pour ne pas financer la junte et son régime répressif. L’entreprise Myanmar Timber Enterprise (MTE) qui est en charge de l’exploitation forestière dans le pays, et qui est aux mains du régime birman, est alors placée sous sanction. Mais peu importe. MTE poursuit ses ventes encore aujourd’hui, et a trouvé de nouveaux moyens de l’exporter vers l’Europe notamment.

Du teck birman maquillé en bois indien

Pour comprendre comment elle y parvient, nous nous sommes rendus au salon nautique de Paris, et nous nous sommes fait passer pour un client souhaitant refaire le pont de son bateau. Nous avons rencontré un commercial de la société Directeck, longtemps spécialisé dans le teck de Birmanie. Il nous explique alors comment il contourne l’embargo. « On importe du bois d’Inde mais c’est du teck de Birmanie qui est travaillé en Inde, et qui arrive ensuite en France, nous explique le vendeur. Nous venons de recommander un conteneur en provenance d’Inde, qui contient environ 70% de (teck) birman », nous confie-t-il. Nous avons recontacté le patron de Directeck, David Jaffeux, en nous présentant cette fois-ci, comme membre de la cellule investigation de Radio France. Il nous a alors soutenu qu’il devait y avoir confusion puisque depuis la décision européenne de 2021, il ne s’approvisionnait plus en teck de Birmanie. « Le teck que nous avons en stock a été cultivé, récolté et acheté en Inde et en Indonésie », nous a-t-il affirmé.

Maquiller du teck birman en bois d’un autre pays semble pourtant être une pratique courante. Grâce à nos partenaires de l’ICIJ, nous nous sommes procurés des documents permettant d’identifier les bénéficiaires des ventes aux enchères de bois réalisées en Birmanie. Et nous avons identifié, parmi ces acheteurs, un certain nombre de sociétés indiennes qui vendent à des acteurs français et européens. C’est le cas de la société MP Veneers qui a acheté en octobre 2022 de grandes quantités de teck birman, et qui a parmi ses clients, le Français Toubois du groupe Arbor.

MP Veneers est liée à une autre société indienne, Akanksha, et à son représentant nommé Ashok Kela, dont le nom avait été cité lors d’un procès à Hambourg en avril 2021, où étaient jugés des importateurs allemands de bois illégal. Le compte rendu de ce procès permet de comprendre comment ce représentant sortait le bois de Birmanie : « Kela a proposé de contourner l’embargo en expédiant le teck de Birmanie à Bombay, puis en le redéclarant avec de faux papiers, est-il écrit. Pour cela, Ashok Kela a d’abord facturé 220 euros supplémentaires pour un conteneur de quelques mètres, puis 150 euros. »

Avec nos partenaires de l’ICIJ nous avons pu répertorier plusieurs sociétés qui ont expédié du teck birman jusqu’à fin 2022 aux États-Unis et en Europe. Il s’agit d’entreprises basées en Inde mais aussi à Singapour, en Malaisie, en Indonésie et à Taiwan. Ce que confirme Wim Myo Hut, responsable de l’association EcoDev en Birmanie et chercheur associé à l’université d’Oxford. « Les tecks partent vers la Malaisie, Singapour ou Taïwan, explique-t-il. On les garde pendant quelques années. Puis les importateurs font des faux et disent que ce stock a été acheté avant le coup d’État, quand il y avait un gouvernement légitime. »

Des chiffres incohérents

Interrogé, le directeur général de Toubois, Éric Le Mière nous a confirmé avoir reçu du teck indien de la société MP Veneers encore récemment en octobre 2022 conformément à la règlementation européenne et certainement pas du teck birman. Ashok Kela, interrogé par l’une de nos partenaires de l’ICIJ, Ritu Sarin de l’Indian Express, assure lui que MP Veneers sépare bien les choses. Il ne vendrait du teck birman que sur le marché indien, et à ses clients européens, que du teck indien.

Nous avons pourtant repéré des incohérences dans les statistiques du commerce de bois entre l’Inde et la Birmanie. Selon un rapport de Forest Trend, qui a eu accès aux données du commerce birman, de février à novembre 2021, l’Organisation centrale des statistiques (OSC) de Birmanie a déclaré 3,91 millions de dollars d’exportations vers l’Inde, tandis que l’Inde a déclaré 33,34 millions de dollars d’importations de bois de Birmanie à UN Comtrade, la base de données des Nations Unies, soit près de huit fois plus. De toute évidence, de très grosses quantités de bois sortent donc de Birmanie sans être intégrées dans les statistiques officielles du pays.

Et de fait, la déforestation continue. « Sur nos données satellites, nous avons constaté qu’elle se poursuivait dans l’est du pays où des milices armées continuent leur business de bois illégal », affirme Wim Myo Hut, responsable de l’association birmane EcoDev. Ce commerce illicite aurait même augmenté depuis le coup d’État. Rien qu’en mars 2022, les autorités indiennes ont saisi près de trois millions de dollars de bois illégal. Et d’autres saisies ont eu lieu en juillet 2022, certains trafiquants cachant le teck dans des sacs de charbon de bois.

La faiblesse des contrôles

Il est ensuite difficile pour les autorités européennes de repérer la triche. En effet, rien ne permet aux douanes françaises de stopper un bois déclaré comme indien puisqu’il n’est pas sous embargo. Quant aux agents du ministère de l’Agriculture et de la Transition écologique, qui se partagent le contrôle des 15 500 importateurs de bois en France, ils n’ont pu réaliser en 2022 qu’une quarantaine de contrôles. Certes, ils peuvent exiger des analyses plus poussées sur des échantillons de bois. Mais « ces analyses coutent plusieurs centaines d’euros par échantillon, et peu de laboratoires sont agréés pour en faire en France », nous a-t-on expliqué de source ministérielle.

Lorsque nous avons exposé certains éléments de notre enquête, afin de comprendre pourquoi les contrôles des produits venus d’Inde étaient si peu nombreux, on nous a répondu : « Nous avons déterminé comme zone à risque principale: la Chine, le Brésil, le bassin du Congo, la Russie et l’Ukraine. » Mais pas l’Inde donc. Il nous a cependant aussi été précisé que « cela pourrait évoluer en fonction de l’actualité ».