Dans les années 1920, deux sociétés établissent un service de transport motorisé à travers le désert de Syrie, assurant une liaison hebdomadaire entre Beyrouth, Damas et Bagdad. Tandis que le démembrement de l’empire ottoman entraîne la formation d’États et de frontières, les pratiques collectives de mobilité des populations tissent de nouvelles relations, favorisant le tourisme et l’intégration régionales.
Quelque part entre Bagdad et Damas, en 1924, un convoi de voitures fait halte au milieu du désert de Syrie. Depuis plusieurs mois, les voitures de la Société orientale et de la Société Nairn transportent chaque semaine du courrier et des passagers entre Beyrouth, Damas et Bagdad. Outre ces deux entreprises, fondées respectivement par les frères Kettaneh, d’origine libanaise, et les frères Nairn d’origine néozélandaise, une multitude de petites firmes assurent des services de transport collectif à travers le désert de Syrie. Au fil du temps, l’itinéraire le plus direct l’emporte sur les autres (voir la carte ci-dessous). De Damas à Bagdad, ou inversement, les voitures parcourent quelque 700 kilomètres sur des pistes désertiques et arrivent à destination après deux ou trois jours de voyage.
NOUVELLES CIRCULATIONS POUR UNE FRONTIÈRE EN DEVENIR
Entre les deux guerres mondiales, le développement des transports motorisés entraîne une forte augmentation des circulations à travers le désert de Syrie. Jusqu’alors, seules des caravanes de chameaux traversaient ponctuellement le désert pour transporter des marchandises entre la Méditerranée, la Mésopotamie et le golfe Persique, faisant le trajet en un mois environ. Mais à partir des années 1920, un nombre croissant de personnes résidant à Damas, Bagdad et dans les environs circulent en voiture entre les deux villes et, plus largement, à travers le Machrek, autrement dit les anciennes provinces arabes de l’empire ottoman.
En effet, cette période est aussi marquée par la dissolution de l’empire ottoman et la formation de nouveaux États. Lors de la conférence de San Remo en avril 1920, la jeune Société des Nations (SDN) accorde à la France un mandat sur le Liban et la Syrie et au Royaume-Uni un mandat sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. Sur le papier, le système des mandats confie à la France et au Royaume-Uni la tâche d’accompagner les populations concernées vers l’indépendance. Mais il reflète aussi un état de fait : à la fin de la guerre, les troupes françaises et britanniques occupent l’ensemble de la région. C’est dans ce contexte que vont se former plusieurs États-nations au Machrek, sous la tutelle de puissances étrangères. L’entre-deux-guerres voit ainsi la constitution progressive et incertaine de nouveaux territoires et de frontières, comme la frontière syro-irakienne, qui conditionne peu à peu les possibilités de circulation à travers la région. Ainsi, la nouvelle route Bagdad-Damas relie entre eux des territoires étatiques en devenir et jette un pont entre les sphères d’influence française et britannique au Proche-Orient.
Comme le note Vincent Capdepuy dans un article sur l’invention du « Moyen-Orient », les nouvelles possibilités de transport rapprochent les deux rives du désert de Syrie et confèrent ainsi à la région syro-irakienne une position centrale, notamment dans l’esprit des administrateurs et militaires britanniques, français et américains. Ce processus joue un rôle important dans l’émergence du concept de « Moyen-Orient » en tant que grand découpage du monde. Moins connue, en revanche, est l’histoire des voyageurs arabes qui utilisent les transports transdésertiques et contribuent ainsi à façonner un espace régional.
LA PRESSE MÉDIATISE LES VOYAGES TRANSFRONTALIERS
En décembre 1928, Tawfiq Jana, le rédacteur en chef du journal syrien Al-Shaab basé à Damas entreprend un voyage de plusieurs jours en voiture à travers le nord de la Syrie avant de longer l’Euphrate jusqu’en Irak. Il raconte son périple dans un récit, Voyage en Irak, publié en plusieurs épisodes. Quand il arrive de Syrie, la première image marquante qu’il relate est la vue des palmiers qui, dit-il, annoncent l’arrivée en territoire irakien. Dans son récit, Tawfiq Jana alterne entre la description des villages qu’il traverse et ses propres impressions. Celles-ci mêlent des sentiments de dépaysement et de familiarité, notamment lorsqu’il note que les souks de la ville irakienne de Ramadi ressemblent en tous points aux souks syriens. S’il envisage l’Irak comme un territoire distinct de la Syrie, ses fréquentes comparaisons contribuent toutefois à rendre les paysages irakiens familiers à son lectorat damascène.
Dans les années 1920 et 1930, plusieurs journalistes comme Tawfiq Jana partent sur les routes d’Irak et de Syrie et rendent compte de leurs voyages dans de courts articles publiés en séries : « Voyage de printemps : excursion en Mésopotamie », « Entre Jérusalem et Bagdad », « Mes observations à Bagdad ». Pour le public, ces témoignages ont une valeur particulière, car ils fournissent une connaissance de première main sur des lieux autrefois éloignés. Le format du feuilleton laisse la place à des descriptions détaillées et attise la curiosité des lecteurs par la formule « à suivre ».
La presse arabe fait ainsi découvrir aux populations de Syrie et d’Irak des régions qui leur étaient auparavant largement inconnues. Certes, le public cible ne représente encore qu’un groupe restreint, mais il ne cesse de croître. En effet, des dizaines de périodiques voient le jour au Liban, en Syrie, en Palestine et en Irak dans les années 1920 et 1930. Des quotidiens apparaissent aux côtés des hebdomadaires et le tirage des principaux journaux tend à augmenter. Bien que des photographies soient parfois publiées, ce sont surtout les mots qui donnent à voir l’espace. Les récits de voyage contribuent à façonner de nouveaux imaginaires spatiaux, en donnant forme à un espace régional qui transcende les nouvelles frontières politiques.
TOURISME ET PANARABISME
« Quel palais magnifique ! », s’exclame le ministre irakien Yusuf Ghanima lors de sa visite du palais Azem à Damas en 1929, avant d’ajouter que les collections d’objets d’art qu’il contient sont toutefois décevantes. Au cours de l’entre-deux-guerres, il devient de plus en plus courant pour les classes moyennes et supérieures syriennes et irakiennes de voyager dans les pays voisins. Le développement des transports à travers le désert favorise l’émergence d’un tourisme régional, qui comprend des activités de loisirs et de consommation et la visite de sites remarquables. Les guides touristiques concourent à cette évolution, comme le Guide de l’estivage et du tourisme au Liban et en Syrie publié par le professeur et homme d’affaires égyptien Iskandar Yared en 1934. Tout en communiquant des informations pratiques sur le transport et l’hébergement, le guide suggère différents sites touristiques à visiter : les ruines de Baalbek et de Palmyre, les roues à eau de Hama, la citadelle d’Alep, la mosquée des Omeyyades et les ateliers d’artisanat de Damas, etc.
Mais l’encouragement au voyage traduit également une vision performative du tourisme régional. Iskandar Yared ne s’en cache pas, lorsqu’il écrit dans la préface à son guide que ce dernier vise à « renforcer les liens moraux et économiques entre la Syrie et le Liban, d’une part, et les frères et amis de Palestine, d’Égypte, d’Irak et [d’autres] pays arabes, d’autre part ». Dans un contexte marqué par la montée du nationalisme arabe, de nombreux intellectuels estiment que les nouvelles possibilités de voyage doivent permettre de tisser des liens sociaux, culturels et politiques entre les populations des différents États arabes.
Entre 1936 et 1939, par exemple, le gouvernement irakien organise plusieurs voyages d’études pour des délégations de l’Université américaine de Beyrouth qui parcourent l’Irak et visitent différents sites religieux, historiques et archéologiques. Ces voyages permettent au gouvernement irakien de renforcer ses relations avec la prestigieuse institution éducative de Beyrouth, mais aussi de faire découvrir l’Irak aux étudiants de Beyrouth, tout en renforçant les liens entre collègues.
Dans les années 1930, de nombreux étudiants, scouts, intellectuels et figures politiques participent à des voyages organisés entre l’Irak et la Syrie, incluant également la Palestine et même l’Égypte dans leurs circuits touristiques. En voyageant, ces personnes cherchent à concrétiser le projet panarabe d’un vaste espace régional, qui se traduit chez certains par le souhait d’une collaboration accrue entre les États arabes, pour d’autres par la réalisation d’une véritable unité politique. Les voyages sont ainsi investis d’un potentiel unificateur. Cependant, au cours de l’entre-deux-guerres, les États et les territoires délimités gagnent en importance, comme en témoigne le développement de l’estivage.
ESTIVAGE ET NATIONALISME ÉCONOMIQUE
Dès la fin du XIXe siècle, les stations de villégiature du Mont-Liban accueillent la bourgeoisie européenne et arabe pendant l’été. Ainsi, de nombreuses familles fortunées de Palestine ottomane et d’Égypte viennent passer la saison estivale à la montagne. Avec le développement des transports motorisés entre Bagdad et Damas, les familles irakiennes commencent, dès le milieu des années 1920, à se rendre elles aussi au Mont-Liban pendant l’été. De quelques dizaines au départ, leur nombre atteint plusieurs centaines au début des années 1930 et quelques milliers à la fin de la décennie, allant parfois jusqu’à surcharger les transports transdésertiques.