
Un document de 33 pages trouvé dans l’ambassade iranienne à Damas révèle le projet de Téhéran, inspiré du plan Marshall, de bâtir un empire économique et militaire sur les ruines de la Syrie
Par Reuters
DAMAS – L’Iran nourrissait de grandes ambitions pour la Syrie – inspirées directement du manuel stratégique de l’un de ses pires ennemis.
À l’instar des États-Unis qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont consolidé leur influence mondiale en injectant des milliards dans la reconstruction de l’Europe, Téhéran envisageait de faire de même au Moyen-Orient, en relevant une Syrie dévastée par la guerre.
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Ce programme ambitieux, exposé dans une étude officielle iranienne de 33 pages, fait référence à plusieurs reprises au « plan Marshall », le projet américain de relance de l’Europe d’après-guerre. Selon une présentation accompagnant le document, cette stratégie avait fonctionné car elle avait rendu l’Europe « dépendante de l’Amérique », en instaurant une « dépendance économique, politique et socioculturelle ».
Daté de mai 2022, ce document a été rédigé par une cellule iranienne de politique économique opérant en Syrie. Il a été retrouvé en décembre par des journalistes de Reuters dans l’ambassade iranienne de Damas, pillée après la chute du régime. Il fait partie de centaines d’autres documents découverts sur place et ailleurs dans la capitale syrienne. Lettres, contrats, plans d’infrastructure : l’ensemble de ces documents révèle comment l’Iran comptait récupérer les milliards investis pour sauver le dictateur syrien Bashar el-Assad au cours d’une décennie de guerre civile. Le document stratégique plaidait pour la construction d’un empire économique iranien, consolidant ainsi son influence sur son allié syrien.Kibboutz Beeri au coeur des ruinesKeep Watching
« Une opportunité de 400 milliards de dollars », affirme l’un des points clés de l’étude.
Mais ces ambitions impériales se sont effondrées en décembre, lorsque des rebelles islamistes hostiles à l’Iran ont renversé el-Assad. Le dictateur déchu a fui en Russie, tandis que paramilitaires, diplomates et entreprises iraniennes ont quitté précipitamment le pays. L’ambassade d’Iran à Damas a été saccagée par des Syriens célébrant la chute du régime.
Un drapeau iranien sur le sol à l’entrée de l’ambassade iranienne qui a été endommagée par les combattants de l’opposition à Damas, en Syrie, le 8 décembre 2024. (Crédit : Hussein Malla/AP)
Le bâtiment était jonché de documents qui soulignaient les nombreux défis auxquels les investisseurs iraniens étaient confrontés. Ces archives, qui ont été compilées au terme de plusieurs mois d’enquête, apportent un nouvel éclairage sur les efforts avortés de Téhéran pour transformer la Syrie en satellite économique lucratif.
Reuters a interrogé une dizaine d’hommes d’affaires iraniens et syriens, enquêté sur un réseau d’entreprises opérant dans les zones grises des sanctions, et visité certains des projets abandonnés par l’Iran. Ces projets incluaient des sites religieux, des usines, des infrastructures militaires et bien d’autres installations. La plupart ont été compromis par les attaques de groupes armés, la corruption locale, les sanctions occidentales ou encore les frappes aériennes.
Parmi les investissements les plus emblématiques figure une centrale électrique de 411 millions d’euros sur la côte de Lattaquié, construite par une entreprise d’ingénierie iranienne, mais aujourd’hui à l’arrêt. Un projet pétrolier dans le désert oriental a également été abandonné. Un pont ferroviaire de 26 millions de dollars sur l’Euphrate, financé par une organisation caritative liée au guide suprême Ali Khamenei, s’est effondré lors d’une frappe de la coalition menée par les États-Unis il y a plusieurs années. Il n’a jamais été réparé ni totalement payé.
La quarantaine de projets recensés dans les archives abandonnées de l’ambassade ne représentent qu’une fraction de l’ensemble des investissements iraniens. Pourtant, Reuters a pu établir que, sur ce seul échantillon, les dettes impayées de la Syrie envers les entreprises iraniennes avoisinaient les 178 millions de dollars à la fin de la guerre. D’anciens parlementaires iraniens estiment pour leur part la dette totale du régime Assad à plus de 30 milliards de dollars.
Hassan Shakhesi, un commerçant iranien, a perdu l’équivalent de 16 millions d’euros de pièces détachées pour véhicules, qu’il avait envoyées au port de Lattaquié, peu avant la fuite d’Assad. « J’avais un bureau et une maison en Syrie. Tout a disparu », a-t-il confié.
Il affirme ne jamais avoir été payé pour les marchandises, qui sont désormais introuvables. « J’espère que la longue histoire entre l’Iran et la Syrie ne sera pas effacée. Je vais devoir faire des affaires ailleurs. »
En fin de compte, les ambitions de l’Iran d’imiter le plan Marshall et d’étendre son empire économique à la Syrie ont connu le même sort que les échecs américains en Irak et en Afghanistan.
L’intervention précoce aux côtés d’Assad dans la guerre civile syrienne avait considérablement renforcé son influence sur cette porte d’entrée stratégique vers la Méditerranée. Mais l’histoire des investissements gaspillés met en lumière les risques financiers encourus, et illustre combien la dépendance mutuelle entre la Syrie et l’Iran, deux régimes parias, s’est révélée préjudiciable pour chacun d’eux.
Sur cette photo publiée par le site officiel du bureau du guide suprême iranien, le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, à droite, s’entretient avec le président syrien Bashar el-Assad lors d’une réunion à Téhéran, en Iran, le 30 mai 2024. (Crédit : Office of the Iranian Supreme Leader/AP)
Pour les dirigeants iraniens, la chute d’Assad et l’échec de leurs projets en Syrie surviennent à un moment particulièrement délicat. L’Iran a vu ses principaux mandataires régionaux, les groupes terroristes du Hezbollah au Liban et du Hamas à Gaza, subir de lourdes pertes lors d’opérations israéliennes. Parallèlement, Téhéran subit une pression croissante de la part du président américain Donald Trump, qui l’exhorte à conclure un accord susceptible de neutraliser son programme nucléaire, sous peine d’une action militaire.
Ses rivaux régionaux, notamment la Turquie et Israël, s’empressent désormais de combler le vide laissé par le départ de l’Iran. Le nouveau gouvernement syrien hérite de nombreux projets d’infrastructure à l’arrêt, alors qu’il cherche à reconstruire un pays ravagé par la guerre.
Les journalistes de Reuters ont découvert une grande quantité de documents en visitant les centres d’influence iranienne (« soft power ») en Syrie après la chute d’Assad, notamment les bureaux diplomatiques, économiques et culturels. Près de deux mille documents, comprenant des contrats commerciaux, des plans économiques et des rapports officiels, ont été photographiés puis laissés sur place.
Ces documents ont ensuite été analysés et synthétisés à l’aide de l’intelligence artificielle, notamment de l’assistant juridique CoCounsel de Thomson Reuters.
Le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Esmaeil Baghaei, tient une conférence de presse hebdomadaire à Téhéran le 28 octobre 2024. (Crédit : ATTA KENARE / AFP)
En décembre, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Esmaïl Baghaei, a déclaré qu’il attendait des nouvelles autorités syriennes qu’elles respectent les engagements de leur pays. Cependant, cette question ne semble pas figurer parmi les priorités du nouveau gouvernement, dirigé par le chef du groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), l’ex branche d’Al-Qaïda en Syrie, qui avait combattu Assad et ses soutiens iraniens.
Les autorités iraniennes n’ont pas répondu aux sollicitations de Reuters concernant ces révélations.
« Le peuple syrien porte une blessure infligée par l’Iran, et il nous faudra beaucoup de temps pour guérir », a déclaré Ahmed al-Sharaa, le président syrien de facto, lors d’un entretien accordé en décembre.
Ni lui ni d’autres responsables de son gouvernement n’ont souhaité s’étendre davantage sur le rôle de l’Iran dans le régime déchu.
Des Syriens célébrant la première prière du vendredi depuis l’éviction de Bashar el-Assad sur la place centrale de Damas, en Syrie, le 13 décembre 2024. (Crédit : Hussein Malla/AP)
Le HTS de Sharaa, issu d’une scission d’Al-Qaïda, affirme avoir rompu avec le groupe terroriste depuis plusieurs années et vouloir construire une Syrie démocratique, ouverte à tous. Mais certains Syriens, notamment au sein des minorités non sunnites, craignent qu’il conserve des ambitions djihadistes visant à instaurer un gouvernement islamique.
Pour la majorité des Syriens, le départ d’Assad et des milices soutenues par l’Iran constitue un soulagement. Mais ceux qui travaillaient avec les entreprises iraniennes expriment des sentiments plus ambivalents, car l’exode de ces sociétés a laissé nombre d’entre eux sans revenu.
« L’Iran était là, c’était la réalité, et j’en ai vécu pendant un certain temps », a déclaré un ingénieur syrien qui travaillait sur la centrale électrique de Lattaquié, actuellement à l’arrêt.
Redoutant des représailles liées à sa collaboration avec une société iranienne, dans un contexte marqué par une série d’assassinats visant des Syriens associés à l’ancien régime, l’ingénieur a souhaité garder l’anonymat. Selon lui, le projet de Lattaquié avait été ralenti par des difficultés financières, la corruption des autorités locales et le manque de compétences de certains ouvriers venus d’Iran. Pourtant, une fois achevée, la centrale aurait pu soulager un réseau électrique syrien au bord de l’effondrement.
Une image du président syrien Bashar el-Assad, criblé de balles, est vue sur la façade du bureau du gouvernement provincial au lendemain de la prise de contrôle de Hama par l’opposition, en Syrie, le 6 décembre 2024. (Crédit : Omar Albam/AP)
« Cette centrale représentait un espoir pour l’avenir de la Syrie », affirme-t-il.
L’homme de l’Iran en Syrie
Chargé de mettre en œuvre la stratégie économique de Téhéran en Syrie, Abbas Akbari, un chef de chantier barbu issu du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI), le bras armé du régime iranien, avait été promu en mars 2022 à la tête d’une unité baptisée « Quartier général pour le développement des relations économiques entre l’Iran et la Syrie ». Cette entité avait pour mission de stimuler les échanges commerciaux et de récupérer les investissements iraniens engagés dans le pays. Son équipe est à l’origine de l’étude stratégique qui a servi de modèle au plan Marshall iranien.
Akbari avait enrôlé plusieurs camarades issus du CGRI afin d’assurer la logistique de projets à caractère civil.
Une vue de la centrale thermique au gaz naturel et au fioul desservant la ville d’Alep, dans le nord de la Syrie, le 10 juillet, 2022. (Crédit : AFP)
Lors de leur visite dans l’ambassade iranienne pillée, les journalistes de Reuters ont retrouvé des lettres signées de sa main, détaillant les projets qu’il soutenait et les fonds qui y étaient consacrés. À proximité des documents éparpillés se trouvaient un coffre-fort et un paquet d’explosifs C4, découverts par les combattants qui gardaient les lieux. Akbari n’a pas répondu aux demandes de commentaires de Reuters.
Toutefois, l’implication économique de l’Iran en Syrie avait débuté bien avant la nomination d’Akbari. Le conglomérat iranien Mapna Group, spécialisé dans les infrastructures, avait décroché en 2008 un premier contrat d’envergure pour l’agrandissement d’une centrale électrique près de Damas. Il a rapidement été suivi d’un second contrat pour la construction d’une autre centrale dans la région de Homs.
Ces accords s’inscrivaient dans le cadre d’une augmentation des investissements iraniens en Syrie dans les années qui ont précédé le soulèvement contre Assad en 2011, alors que les sanctions américaines isolaient les deux pays de l’Occident. Ils étaient le fruit d’une relation remontant à la révolution iranienne de 1979, qui avait conduit au renversement du Shah et à l’instauration de la République islamique.
Le père d’Assad, Hafez el-Assad, a été le premier dirigeant arabe à reconnaître la République islamique et a aidé à armer la jeune théocratie chiite musulmane de l’ayatollah Ruhollah Khomeini lors de la guerre contre l’Irak dans les années 1980. Ils ont combattu Israël pendant la guerre civile libanaise – l’Iran par l’intermédiaire de son proxy, le groupe terroriste chiite libanais du Hezbollah – et ont ensuite envoyé des combattants et des armes pour résister à l’occupation américaine de l’Irak après 2003.
Les investissements politiques de l’Iran en Irak, en Syrie et au Liban ont porté leurs fruits pendant des années. Tout comme l’Iran, l’Irak et le Liban comptent une importante population de musulmans chiites, et les milices chiites soutenues par le CGRI ont dominé les gouvernements successifs à Bagdad et à Beyrouth. La Syrie est devenue la principale voie de transit pour les armes et le personnel à travers « l’axe de la résistance », nom donné par l’Iran aux groupes terroristes et aux États qu’il soutient contre Israël et l’Occident.
La Syrie revêtait également une importance religieuse pour l’Iran, qui envoyait chaque année des centaines de milliers de pèlerins visiter le sanctuaire de Sayyida Zeinab, le mausolée de la petite-fille du prophète Mahomet, situé juste au sud de Damas.
Les relations économiques ont pris leur essor au milieu des années 2000, à peu près au moment où Mapna a décroché ses premiers contrats.
Mais ensuite est survenue la révolte syrienne contre Assad en 2011, qui s’inscrivait dans la vague des soulèvements du Printemps arabe. La rébellion menaçait de nombreux intérêts militaires, politiques, religieux, mais aussi économiques de l’Iran.
Un Syrien portant deux fillettes couvertes de poussière après une frappe aérienne des forces gouvernementales, dans la ville d’Alep, dans le nord de la Syrie, le 9 juillet 2014. (Crédit : Zein al-Rifai/AMC/AFP)
Des centaines de milliers de Syriens se sont soulevés contre le gouvernement Assad, qu’il dirigeait à travers une élite issue de la minorité alaouite, une branche de l’islam chiite.
Sa répression a transformé la rébellion en une insurrection armée dominée par des groupes islamistes sunnites. La guerre civile a provoqué des divisions ethniques et religieuses, plongeant dans le chaos un pays où cohabitent sunnites, musulmans, druzes, chrétiens, alaouites, kurdes et autres minorités, ces dernières craignant de plus en plus une rébellion sectaire.
L’Iran chiite, ainsi que l’autre principal soutien d’Assad, la Russie, lui sont venus en aide en envoyant des armes et des effectifs. L’Iran a également envoyé des ingénieurs et des entrepreneurs.
« Il n’a jamais abandonné ses frères »
Fin décembre 2011, Mapna a été confronté à l’ampleur de l’exploitation en Syrie en temps de guerre. Selon les médias d’État iraniens, des rebelles syriens ont kidnappé sept Iraniens travaillant sur la centrale électrique de Jandar, près de Homs. Deux d’entre eux ont été tués, selon une lettre adressée en 2018 par le conglomérat au ministre syrien de l’Électricité, et consultée par Reuters.
Mais le conflit a renforcé l’investissement de Mapna, lui apportant de nouveaux contrats pour réparer le réseau électrique syrien endommagé par les combats, qui, en 2015, produisait moins de la moitié de sa production d’avant-guerre. Le contrat le plus ambitieux était la construction de la centrale de Lattaquié.
Selon des lettres de Mapna consultées par Reuters et l’ingénieur syrien qui travaillait à Lattaquié, les projets ont été problématiques et très onéreux dès le départ.
« Le projet de Lattaquié devait durer vingts mois, à compter de 2018 environ », a-t-il déclaré.
Une photo aérienne du port de la ville syrienne de Lattaquié, prise le 10 mars 2025. (Crédit : Omar Haj Kadour/AFP)
« Il est désormais suspendu. »
En novembre 2024, soit un mois avant la chute d’Assad, Mapna a annoncé que la construction était à peu près à mi-parcours.
L’ingénieur a déclaré que la Syrie avait insisté pour faire appel à un sous-traitant lié à la famille Assad, qui avait embauché des ouvriers et des ingénieurs largement incompétents. Il a ajouté que le personnel de Mapna comprenait des travailleurs compétents, mais aussi certains qui auraient obtenu leur poste grâce à des relations iraniennes.
« Il y avait toujours des problèmes financiers : des retards de paiement entre les gouvernements, auxquels s’ajoutaient les fluctuations
monétaires », a-t-il indiqué.
Les explications de l’ingénieur concernant les problèmes de paiement et la bureaucratie syrienne ont été corroborées par des lettres conservées à l’ambassade, qui montrent également que le capital propre de Mapna était menacé.
Une lettre adressée en 2017 par le conglomérat à l’ambassadeur iranien indiquait que la Syrie modifiait les termes d’accords déjà conclus, laissant Mapna financer intégralement la centrale électrique de Lattaquié, ainsi qu’un autre projet initialement financé à 60 % par ce dernier. Un an plus tard, le président du groupe s’est plaint dans une lettre adressée au ministre syrien de l’Électricité que le gouvernement avait ignoré une offre de livraison de pièces pour une centrale à Alep et tardait à approuver d’autres contrats avec Mapna, qui avait engagé des dépenses de plusieurs dizaines de millions d’euros.
« Le groupe Mapna n’a jamais abandonné ses frères au sein du ministère syrien de l’Électricité […] pendant les sept années de guerre civile, alors que toutes les entreprises étrangères ont quitté le pays », écrivait Abbas Aliabadi, PDG de Mapna et actuel ministre iranien de l’Énergie, à la fin d’une lettre pleine de frustration datant de 2018. Le ministère de l’Énergie, Aliabadi et les employés et dirigeants de Mapna contactés par Reuters n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires.
Mapna n’a pas rendu public le montant de ses dépenses en Syrie ni précisé si les paiements avaient été honorés.
Selon des courriers internes, la société a parfois bénéficié de l’aide logistique d’Akbari, le responsable des travaux publics du CGRI. Il a notamment demandé à des unités du CGRI de fournir du carburant à Mapna.
Mapna avait partiellement réparé la centrale thermique d’Alep à l’été 2022. Assad avait visité l’usine avec triomphe, visite immortalisée par une séance photo. D’autres projets étaient encore en cours.
L’usine de Jandar, endommagée pendant les combats, fonctionne à capacité réduite.
L’ingénieur syrien a quitté le projet de Lattaquié en 2021, car il refusait de travailler pour le sous-traitant syrien lié au régime Assad, en raison de la corruption, et considérait ce projet comme voué à l’échec.
Un drapeau syrien flottant au vent tandis que des gens traversent le pont Hafez al-Assad, sur la rivière Barada, dans le centre de Damas, le 14 avril 2024. (Crédit : Louai Beshara/AFP)
« Depuis, j’ai du mal à trouver un emploi stable », a-t-il déclaré. Membre de la minorité alaouite, il s’est réfugié chez lui lorsque le pays a sombré dans de nouvelles violences sectaires le mois dernier.
Des sanctions et des dettes
Les problèmes financiers et sécuritaires de Mapna ont eu des répercussions sur de nombreuses autres entreprises iraniennes présentes en Syrie.
Copper World, une entreprise privée de câblage électrique basée à Téhéran, a remporté un appel d’offres pour fournir une société syrienne de câbles juste avant la guerre. Lorsque les combats ont éclaté, l’investissement a semblé compromis.
En 2012, des rebelles ont volé une cargaison d’une valeur de plusieurs millions de dollars en Syrie, a déclaré à Reuters une personne ayant connaissance des contrats. Copper World a poursuivi ses activités en Syrie parce que les sanctions lui avaient fermé l’accès à d’autres marchés, a ajouté la source. Copper World a réclamé des dommages et intérêts devant les tribunaux syriens et a pu récupérer une partie des exportations perdues. Le reste, qui était dû par la compagnie d’assurance nationale syrienne, n’a jamais été payé.
Selon cette source, la société syrienne de câbles a exigé 50 000 dollars comme condition pour attribuer un nouveau contrat à Copper World, tout en concluant le même accord avec une société égyptienne concurrente. Les deux sociétés ont comparé leurs informations et ont découvert la vérité. Reuters n’a pas pu déterminer comment l’accord a finalement été conclu.
À une autre occasion, une société de transfert d’argent syrienne chargée de transmettre des fonds à Copper World a utilisé d’anciens taux de change alors que la livre syrienne s’effondrait, laissant Copper World à court de liquidités.
« Les virements bancaires et les fluctuations des devises ont tué cette activité », a déclaré la source.
Une lettre de Copper World adressée à l’ambassade iranienne sollicitait l’aide d’Akbari pour résoudre ses difficultés financières en Syrie. Dans cette lettre, il lui était demandé de faire pression sur la Banque centrale syrienne et sur une société de transfert de fonds afin qu’elles versent 2,4 millions de dollars dus à Copper World.
Un autre document, annoté par des responsables iraniens, répertoriait des dizaines de retards et de problèmes de paiement concernant d’autres entreprises.
Pourtant, malgré les épreuves traversées par Mapna, Copper World et d’autres, l’Iran a doublé ses investissements en Syrie.
L’Iran a signé un accord de libre-échange avec la Syrie en 2011, quelques jours seulement avant les enlèvements de Mapna, un accord axé sur l’industrie, l’exploitation minière et l’agriculture. En 2013, le gouvernement de Téhéran a accordé à Damas une ligne de crédit de 3,6 milliards de dollars, puis une deuxième d’un milliard de dollars en 2015, dans le cadre d’une série de prêts destinés à aider l’État syrien à payer ses importations, notamment de pétrole.
L’entreprise MAPNA Turbine Engineering & Manufacturing Company (TUGA), à Téhéran, en Iran, le 12 juin 2022. (Crédit : Zurimar Campos/Présidence du Venezuela/AFP)
D’après les estimations les plus récentes des Nations unies, l’Iran devait dépenser 6 milliards de dollars par an en Syrie d’ici 2015. Téhéran a qualifié ces estimations « d’exagérées », mais n’a pas fourni de chiffres officiels.
Entre 2015 et 2020, l’Iran et la Syrie ont signé une série d’accords visant à permettre à Téhéran de recouvrer ses créances. Ces accords prévoyaient notamment l’octroi à l’Iran de terres agricoles, d’une licence pour devenir opérateur de téléphonie mobile, de projets de logement, de droits d’exploitation de mines de phosphate et de contrats d’exploration pétrolière.
Selon Reuters, plusieurs de ces projets ont rencontré des difficultés similaires liées aux sanctions, à la main-d’œuvre et à la sécurité, et n’ont généré que très peu de revenus. Aucune des entreprises concernées n’a répondu aux demandes de commentaires.
Parallèlement, l’Iran perdait des contrats au profit d’autres pays. Le Headquarters for Economic Development (Quartier général pour le développement économique) d’Akbari a indiqué dans son étude que la Russie, l’autre grand allié de la Syrie, s’était concentrée sur les « secteurs rentables » du pays, tels que le pétrole et le gaz. Et sept mois après avoir accepté que l’Iran gère le port de Lattaquié, la Syrie a renouvelé le bail d’une entreprise française.
« Identifier les mafias syriennes »
Akbari et ses supérieurs à Téhéran étaient parfaitement conscients du peu de résultats générés par leur investissement en Syrie lorsque le gouvernement iranien a annoncé sa nouvelle nomination à la tête de l’agence de développement en 2022.
L’étude qui fait référence au plan Marshall a été réalisée sous la supervision d’Akbari. Elle énumère une série de problèmes auxquels l’Iran est confronté en Syrie : difficultés bancaires et de transport, « manque de sécurité » et bureaucratie.
L’étude mentionne également l’USAID, l’agence américaine d’aide au développement dont Trump a supprimé le financement. À l’instar du plan Marshall, les Iraniens considéraient l’USAID comme un moyen très efficace d’établir le pouvoir économique et l’influence des États-Unis. Ils souhaitaient adopter ce modèle de « reconstruction nationale » en Syrie. Selon l’étude, cela permettrait à l’Iran « d’atteindre des objectifs tels que le renforcement de la sécurité régionale » et de « neutraliser » les sanctions américaines.
Sans mentionner d’autres pays en détail, l’enquête désigne la Syrie comme étant en « première ligne » dans la lutte que mène l’Iran contre Israël, et comme un maillon essentiel avec le groupe terroriste chiite libanais du Hezbollah au Liban. Les projets de « soft power » de l’Iran dans la région comprennent des œuvres caritatives et des travaux de construction en Irak, ainsi que le financement de séminaires au Liban. Toutefois, ces dépenses sont de plus en plus critiquées par les Iraniens, qui souffrent d’une économie en difficulté.
Lorsque Akbari a pris ses fonctions, Assad avait déjà largement réprimé le soulèvement avec l’aide de l’Iran et de la Russie.
L’Iran a obtenu certains gains stratégiques, renforçant son influence au sein de l’armée syrienne, développant des milices locales parallèlement à celles qu’il avait importées en Syrie et déployant des paramilitaires dans des zones stratégiques telles que Damas, Sayyida Zeinab et Alep.
Mais les entreprises iraniennes perdaient peu à peu leur intérêt pour le pays. Après la fin des combats, seules onze sociétés liées à l’Iran se sont enregistrées en Syrie en 2022 et 2023, soit à peine plus que pendant les pires années de la guerre civile, selon une analyse de l’économiste politique syrien Karam Shaar partagée avec Reuters.
Le dictateur syrien Bashar el-Assad (à droite) serrant la main de son homologue iranien Ebrahim Raïssi, lors d’une réunion bilatérale à Damas, en Syrie, le 3 mai 2023. (Crédit : Présidence syrienne via Facebook via AP)
« Le non-paiement des entreprises iraniennes par les banques syriennes décourage les investissements », peut-on lire dans une lettre adressée par l’agence d’Akbari à l’ambassadeur iranien en Syrie, qui énumère une longue liste de plaintes.
L’agence a imputé la responsabilité à « la bureaucratie complexe de la
Syrie ». Une présentation PowerPoint qui se trouvait à côté de l’étude de l’agence à l’ambassade d’Iran suggérait une solution : « se familiariser avec les principaux acteurs et les mafias économiques et commerciales » de Syrie.
L’agence a estimé que les sanctions empêcheraient toujours la Syrie de faire des affaires avec l’Occident, faisant de l’Iran l’une de ses rares options. Les autres options étaient les États arabes et la Turquie, qui avaient renoué leurs relations avec Assad après avoir soutenu son opposition pendant des années.
Akbari a insisté. Sur une photo accompagnant une copie imprimée du compte-rendu de la réunion interne, on le voit assis, souriant, en face du ministre syrien de l’Industrie, dans un hôtel d’Alep. « M. Akbari a demandé à la partie syrienne d’identifier les usines inachevées que les entreprises iraniennes pourraient construire », peut-on lire dans le compte-rendu.
En 2023 et 2024, l’Iran a signé de nouveaux accords avec la Syrie, prévoyant la création d’une banque commune, la suppression des droits de douane et une deuxième tentative de mise en place de transactions en monnaie locale, une mesure qui permettrait d’éviter les sanctions en réduisant l’utilisation du dollar américain.
Mais Akbari et sa mission allaient bientôt manquer de temps.
Un revirement radical
Les papiers éparpillés, les effets personnels et le matériel militaire laissés autour de l’ambassade iranienne à Damas, dans un hôtel réservé aux ingénieurs et ouvriers iraniens adjacent au sanctuaire de Seyyida Zeinab et dans un centre culturel voisin, sont un mélange de contrats, de plans, de documents de prosélytisme et de logistique militaro-industrielle.
On y trouve notamment des ouvrages sur la jurisprudence islamique et un livre intitulé Connaître le chiisme, ainsi que des demandes d’adhésion à la milice Basij, une aile du CGRI, déposées par des Iraniennes. Parmi les plans abandonnés pour la décoration du sanctuaire, un employé iranien de l’hôtel voisin apprenait l’arabe par lui-même.
Malgré les nombreux problèmes, l’Iran continuait d’investir massivement dans l’entretien du sanctuaire de Sayyida Zeinab. Il versait des allocations aux familles iraniennes qui s’étaient installées dans la région, selon des documents iraniens consultés à Sayyida Zeinab, et entretenait des milices à proximité.
La chute d’Assad l’an dernier a mis fin au plan d’Akbari pour la Syrie. À ce moment-là, Israël avait pratiquement anéanti l’axe de la résistance iranien, éliminant les dirigeants du groupe terroriste palestinien du Hamas à Gaza, du Hezbollah au Liban, ainsi que les commandants clés du CGRI en Syrie.
Une frappe israélienne en avril 2024 a rasé une annexe du consulat rattaché à l’ambassade de Damas, laissant ainsi un site de moins à piller pour les Syriens lorsque le personnel de l’ambassade iranienne a pris la fuite.
Le personnel d’urgence et de sécurité à l’intérieur du bâtiment mitoyen du consulat iranien touché par une frappe aérienne imputée à Israël, à Damas, en Syrie, le 1ᵉʳ avril 2024. (Crédit : Maher al-Mounes/AFP)
Abu Ghassan, un combattant du nouveau gouvernement syrien, a gardé l’ambassade dans les jours qui ont suivi la chute d’Assad. Il a déclaré que ses camarades et lui avaient trouvé un paquet d’explosifs ainsi que des boîtes de munitions vides, cachés dans un couloir.
« Les locaux continuent de venir chercher de l’argent ou de l’or », a-t-il déclaré.
« Il ne reste plus rien de valeur.