Conséquence de la guerre en Ukraine, où Moscou a engagé l’essentiel de ses forces, la Russie a observé impuissante la chute du régime de M. Bachar Al-Assad, qu’elle avait sauvé en 2015. L’ancien dirigeant syrien lui garantissait l’usage de deux bases militaires de portée stratégique. Quel sort leur réservent les anciens rebelles, aujourd’hui aux commandes du pays, et que bombardait hier l’aviation russe ?
par Igor Delanoë
effondrement du régime de M. Bachar Al-Assad en décembre 2024 a porté un coup dur à la Russie. Alors que son intervention militaire, à l’automne 2015, avait permis de sauver le régime syrien — et de marquer un retour sur la scène proche-orientale et en Méditerranée (1) —, elle a échoué à maintenir son allié au pouvoir (2). Cet échec aurait pu se transformer en revers logistique et stratégique de premier ordre si Moscou avait perdu ses deux bases militaires — la première, navale, de Tartous, et la seconde, aérienne, de Hmeimim, toutes deux sises sur le littoral. Elles jouent chacune un rôle majeur dans la capacité de déploiement des forces russes. Leur avenir était au menu des discussions entre le président russe Vladimir Poutine et M. Ahmed Al-Charaa, nouveau chef de l’exécutif syrien, en visite à Moscou le 15 octobre dernier. Précédée par un cycle de rencontres de haut niveau durant l’été, cette première entrevue s’est conclue par un engagement de Damas à respecter tous les accords passés par l’ancien régime.
Plus précisément : Moscou utilise ses bases syriennes dans le cadre d’un accord bilatéral signé avec Damas en janvier 2017 (pour une durée de quarante-neuf ans), que les nouvelles autorités ont suspendu sans toutefois le dénoncer, dans l’attente d’une probable renégociation. De la fin des années 2000 au renversement de son allié, le « point d’appui matériel et technique » de Tartous, selon la terminologie en vigueur, permettait au détachement naval opérationnel russe de croiser de manière permanente en Méditerranée. La base abritait rarement plus d’une demi-douzaine d’unités (navires de surface, sous-marins à propulsion classique, bâtiments de soutien). Ses infrastructures, modestes, autorisaient des opérations logistiques légères et, en l’absence de chantier naval, seul l’entretien élémentaire des bâtiments pouvait y être réalisé. Les bâtiments russes qui venaient du nord et de la Baltique s’appuyaient toujours sur Tartous pour se projeter en mer Rouge et dans l’océan Indien. Les unités qui arrivaient de l’Extrême-Orient russe via le canal de Suez y faisaient étape avant de poursuivre leur navigation vers l’Atlantique. La base aérienne de Hmeimim servait, quant à elle, de hub pour acheminer hommes et matériel vers la Libye, l’Afrique centrale et le Sahel, où le Kremlin a noué des partenariats sécuritaires depuis la fin des années 2010 (3).
À la veille de l’effondrement du régime de M. Al-Assad, l’empreinte militaire de la Russie en Syrie était relativement modeste. L’essentiel de son contingent — un peu moins de cinq mille hommes au plus fort de l’intervention militaire de la Russie entre 2015 et 2018 — a été redéployé vers l’Ukraine après l’invasion de février 2022. Sa voilure, ramenée à quelques centaines d’hommes, lui permettait de remplir des missions de police militaire et de force d’interposition dans un contexte local. Disséminés dans les postes d’observation établis le long des lignes de friction entre belligérants (groupes « terroristes », forces loyalistes, Kurdes et groupes djihadistes proturcs), ces soldats avaient, par leur simple présence, une fonction dissuasive qui a pu prévenir localement des situations d’escalade. À titre de comparaison, Ankara disposait alors de plus de dix mille hommes dans le nord de la Syrie, sans compter ses supplétifs de l’Armée nationale syrienne.
Les discussions entre Moscou et les nouvelles autorités sur l’avenir de la présence militaire russe ont commencé dès l’effondrement du régime syrien, le 8 décembre 2024. Le pragmatisme semble alors de mise. Dans un entretien accordé à plusieurs médias arabes, dont Al-Jazira, le 14 décembre, M. Al-Charaa, laisse entrevoir un état d’esprit conciliant. Le chef du groupe islamiste armé Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), dont le nom de guerre était Abou Mohammed Al-Joulani, qualifie alors les intérêts russes en Syrie de « stratégiques », et n’exprime pas d’hostilité au maintien d’une présence militaire de Moscou sur le sol de son pays. Cela malgré les bombardements de son aviation contre le réduit d’Idlib, où s’étaient réfugiées les troupes de HTC, et l’asile accordé à M. Al-Assad.
Il est vrai que le Kremlin dispose de quelques atouts. Les Russes font miroiter un retrait de la liste des organisations considérées comme terroristes et effectuent des livraisons d’engrais, de carburant et d’aide alimentaire dans un contexte où Damas subit encore l’embargo de la plupart des pays occidentaux. Néanmoins, la levée partielle des sanctions par Washington et Bruxelles fin mai et début juin — dont la loi César, votée en 2019, qui a isolé le pays des acteurs économiques internationaux, entravé sa reconstruction et aggravé les pénuries de produits de base — inspire quelques craintes au Kremlin. Les capitaux russes pèsent peu face aux perspectives d’afflux d’investisseurs arabes, européens et chinois. Mi-mai, Damas et le logisticien portuaire émirati DP World signent un mémorandum d’entente sur le développement du port de Tartous, portant sur 800 millions de dollars. Jusque-là, la gestion de l’infrastructure revenait aux Russes. Les autorités syriennes laissent entendre que Moscou n’a plus vocation à piloter des actifs stratégiques syriens, qu’il se disputait auparavant avec Téhéran. En parallèle, elles gênent régulièrement l’approvisionnement des bases militaires russes, mettant ainsi en cause l’immunité de ces installations qu’elles sont censées garantir. Un groupe non identifié a même attaqué la base de Hmeimim, le 20 mai dernier, causant des pertes parmi les soldats russes (deux à quatre tués, selon les bilans) et les assaillants.
Les nouvelles autorités syriennes ne peuvent toutefois se passer des forces russes pour stabiliser un pays menacé de fragmentation et sous pression israélienne. Au printemps 2025, les affrontements impliquant des forces gouvernementales dans des villes à majorité druze — une communauté que Tel-Aviv assure vouloir protéger — ont servi de prétexte à de multiples incursions militaires (4). Depuis, les soldats israéliens confortent leurs positions dans le Golan syrien. Des massacres dans la région de Soueïda, faisant de nombreux morts parmi les Druzes, se soldent en juillet par des bombardements israéliens jusqu’au cœur de Damas. Dans ce contexte, M. Al-Charaa compte sur Moscou pour faire pression sur Israël. Sa visite au Kremlin s’est conclue par l’annonce de livraisons d’armes ainsi que l’envoi de patrouilles russes dans le sud du pays, alors que celles-ci avaient été déjà redéployées dans le nord-est, à proximité de la ville kurde de Kamechliyé, proche de la frontière turque.
Il reste que l’accord de 2017 a de fortes chances d’être remplacé par un autre, plus modeste. La Russie pourrait garder des facilités logistiques sans jouir d’une souveraineté sur ces emprises militaires. Ces bases pourraient cependant ressembler davantage à des hubs logistiques, et Moscou devrait s’acquitter d’un loyer pour leur usage, ce qui n’était pas le cas sous le régime de M. Al-Assad.
Repli partiel en Libye
Quelle que soit la formule retenue, la Russie devra explorer d’autres options pour sa flotte et son aviation. S’agissant du volet aérien, de nouvelles bases en Libye compensent en partie l’affaiblissement du dispositif en Syrie. Moscou y loue déjà des terrains au maréchal Khalifa Haftar. Néanmoins, par rapport à Hmeimim, leur utilisation exige deux à trois heures de vol supplémentaires pour les appareils décollant de Russie, ce qui complique le transport de matériel lourd. Les possibilités de redéploiement des forces navales sont encore plus réduites. Tandis que l’Égypte cherche à maintenir un équilibre entre Moscou et les pays occidentaux, l’Algérie demeure très sourcilleuse quant à sa souveraineté. Alger, engagé dans un rapprochement diplomatique avec Washington, ne devrait pas aller plus loin que l’accord de coopération navale existant, qui permet aux bâtiments russes de faire escale dans ses ports pour des opérations logistiques légères (pleins d’eau fraîche et de carburant). Les villes libyennes de Tobrouk et de Benghazi pourraient potentiellement accueillir des navires russes, mais cela nécessiterait un renforcement de leurs infrastructures portuaires. Cette éventualité constitue cependant une ligne rouge pour les États-Unis. Dernière option : le Soudan, même si ce pays demeure éloigné de la Méditerranée. Un accord portant sur l’établissement d’une base navale a été signé par les Russes et les Soudanais en juillet 2019, mais les pressions occidentales sur Khartoum puis l’éclatement de la guerre civile en 2023 ont contrarié les plans du Kremlin.
En tout état de cause, Moscou fait face à des défis qui l’éloignent du Proche-Orient. La voilure du détachement naval russe en Méditerranée a atteint son niveau le plus bas depuis la réactivation de cette formation au début des années 2010. Après le départ de la corvette du projet 20380 début octobre vers la mer Baltique, il ne resterait plus qu’un sous-marin classique de type Kilo, le Novorossiïsk, ainsi que trois bâtiments de soutien. En outre, la Russie doit régulièrement dégarnir son flanc méditerranéen, afin d’escorter les navires-citernes de sa « flotte fantôme » en Baltique et dans la Manche, face à la pression exercée par des États membres de l’Union européenne contre le pétrole russe sous sanctions.
Igor Delanoë
Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
(1) Lire Jacques Lévesque, « Quitte ou double de la Russie à Alep », Le Monde diplomatique, novembre 2016.
(2) Lire Akram Belkaïd, « Syrie, l’année zéro de l’après-dictature », Le Monde diplomatique, janvier 2025.
(3) Lire Nina Wilén, « Dans les pays du Sahel, les juntes en échec face aux djihadistes », Le Monde diplomatique, septembre 2025.
(4) Lire Emmanuel Haddad, « Carnets de route dans une Syrie en proie à la rancœur et au doute », Le Monde diplomatique, septembre 2025.
