Des châteaux de sable high-tech dans le désert saoudien

C’est un grand projet censé aboutir à la plus impressionnante réalisation mondiale de la première moitié du siècle. Avec ses villes avant-gardistes, ses énergies renouvelables et ses multiples innovations, Neom incarne les ambitions modernisatrices du très autoritaire prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman (« MBS »). Pour l’instant, faute de réalisme et de cohérence, la montagne n’accouche que d’une souris.

par Lise Triolet

La longue route qui mène de la ville saoudienne de Tabouk à la mer Rouge est déserte. De vastes étendues arides laissent progressivement place à des formations rocheuses. Les fermes bédouines s’étendent sur des steppes clairsemées, où seules quelques touffes d’herbe résistent à la chaleur. Sous un soleil écrasant, des troupeaux de dromadaires apparaissent, guidés par des chameliers, la tête et le visage protégés par leur keffieh. Longtemps, la survie a dépendu de l’élevage nomade et de l’exploitation des ressources marines. Les Bédouins parcouraient le désert en quête de points d’eau. Aujourd’hui, ils se sont installés dans des villages, mais les projets pharaoniques du royaume leur infligent de nouveaux bouleversements. De fait, cette région du nord-ouest de l’Arabie saoudite est au cœur de la transformation économique et urbaine du pays voulue par le prince héritier de 40 ans, M. Mohammed Ben Salman, dit « MBS », fils du roi Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud. Baptisée Neom, une nouvelle zone de développement s’étend du golfe d’Akaba jusqu’aux montagnes de l’intérieur, sur 26 500 kilomètres carrés — soit l’équivalent de la Belgique. Le nom, devenu une marque déposée, signifie « nouveau futur » : un pléonasme formé du préfixe grec neo- et de la première lettre du mot moustaqbal, « futur » ou « avenir » en arabe.

Un des plus vastes chantiers du monde

C’est ici que le royaume ambitionne de bâtir une mégapole ultratechnologique au cœur d’un ensemble urbain destiné à dépasser, en matière d’innovation, des villes connectées à l’architecture futuriste comme Songdo en Corée du Sud ou Woven City au Japon. Aéroports, marinas, hôtels de luxe, trains à grande vitesse, tours de verre et d’acier pour accueillir des entreprises et des centres d’affaires, bases logistiques et canaux maritimes : rien n’est censé y manquer.

Pour l’heure, le paysage demeure stérile, des pelleteuses creusent la terre, et des poids lourds vont et viennent en soulevant des nuages de poussière. « Plus de 2 500 camions circulent ici jour et nuit », explique un employé égyptien (1) de Neom, devant ce qui s’apparente à l’un des plus vastes chantiers du monde. Quelque 140 000 travailleurs se trouvent actuellement dans la zone. Nous sommes dans le camp NC1, le plus vaste de Neom. C’est une enclave où travaillent environ 5 000 personnes venues des quatre coins du monde : Brésil, États-Unis, Espagne, Italie, Inde, Pakistan, Sri Lanka… Quant à la population locale, elle a été priée de déguerpir. « Ils ont rasé des villages bédouins pour construire ce camp », confirme un employé européen. Selon les chiffres officiels, les autorités ont déplacé environ 6 000 membres de la tribu Huwaitat installés depuis des siècles dans la région. « En 2020, lors de l’annonce de Neom, les habitants locaux ont refusé de quitter leurs maisons. Pour la plupart des Saoudiens, ce projet n’était pas une priorité », explique Mme Lina Al-Hathloul, militante saoudienne des droits humains exilée à Bruxelles. Ceux qui ont refusé de partir contre indemnisation ont été arrêtés, certains condamnés à la prison ou à la peine de mort. Abdul Rahim Al-Huwaiti, un villageois qui a dénoncé publiquement ces expulsions, a été tué par la police. Un ancien officier du renseignement, le colonel Rabih Alenezi, a révélé que le ministère de l’intérieur avait ordonné l’évacuation forcée et l’élimination de toute résistance (2). Une violence qui rappelle celle qu’évoque le grand écrivain saoudien Abdul Rahman Mounif dans sa pentalogie romanesque Villes de sel (Actes Sud), où sont décrits les bouleversements provoqués dans la société bédouine saoudienne par les premiers forages pétroliers, au mitan du XXe siècle.

Vu de l’extérieur, NC1 ressemble à une base militaire entourée de barbelés. Les contrôles d’accès sont stricts : des vigiles, des systèmes de reconnaissance faciale et plusieurs niveaux de sécurité filtrent les allées et venues. À l’entrée, le slogan « I love Neom » et le logo de la zone évoquent une multinationale de la Silicon Valley. Une affiche publicitaire proclame : « La jeunesse saoudienne incarne l’esprit de Neom, qui nous offre un espace physique. » À l’intérieur, le décor rappelle l’univers dystopique du film The Truman Show, avec des rangées de baraques équipées de panneaux solaires et de petits jardins bien arrosés. Des caméras omniprésentes assurent une surveillance constante. NC1 accueille principalement les cadres supérieurs, avec des cantines servant des plats internationaux, des salles de sport et des piscines extérieures. La routine des employés est stricte : travail, repas, sport, dortoir. Les bureaux, certains sans fenêtre, sont climatisés. Une nécessité, quand à l’extérieur la chaleur peut atteindre 50 °C entre juin et septembre. « Ici, l’argent coule à flots, sans contrôle », confie un employé quand on lui fait remarquer que chaque construction a son propre générateur. Aux abords du camp, des immeubles sortent de terre pour loger les nouveaux arrivants. Un aéroport neuf, à une demi-heure de route — le premier à être opérationnel sur les quatre prévus —, relie la zone à Dubaï, Doha et Londres.

Derrière cette façade high-tech, les employés de Neom évoquent une culture managériale oppressante, marquée par une pression constante et des conditions de travail difficiles. Ils n’hésitent pas à confier leurs doutes sur la viabilité du projet. « On vit dans une cage dorée, reconnaît un Européen. Dès que le salaire tombe, la dépression s’envole. » Les cadres supérieurs touchent souvent plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois, et la rémunération peut aller jusqu’à 1,1 million de dollars défiscalisés par an pour les dirigeants (3). « Tous les grands patrons ici construisent leur carrière sur des mensonges. Ils se disent : “D’accord, en deux ans je vais toucher le pactole, je serre les dents et après je me tire” », confie un employé.

Le projet Neom, dont le coût initial est estimé à 500 milliards de dollars, s’inscrit dans le cadre de la « Vision 2030 », un très ambitieux plan de réformes lancé par « MBS » en 2016 pour amorcer la transition énergétique, réduire la dépendance au pétrole et rompre avec l’image ultraconservatrice du pays. En 2024, les exportations pétrolières de l’Arabie saoudite se chiffraient à environ 217 milliards de dollars, soit 90 % des recettes d’exportation, 80 % des recettes budgétaires et 40 % du produit intérieur brut (PIB). L’objectif affiché du prince héritier est de ramener cette part à 10 % du PIB en 2030. Pour y parvenir, le royaume vise à augmenter ses revenus non pétroliers à 265 milliards de dollars d’ici à cette date. « Nous avons un espace vide et nous voulons y accueillir dix millions de personnes », déclarait « MBS » dans une campagne de promotion lancée en 2017 (4).

Parmi tous les projets spectaculaires de Neom, c’est The Line (« la ligne ») qui a le plus fait couler d’encre. Cette ville linéaire longue de 170 kilomètres devait émerger du sable et traverser le désert d’est en ouest, telle une faille dans l’immense étendue aride. Le projet, doté d’un budget de 200 milliards de dollars, prévoyait qu’elle soit construite entre deux murs de 500 mètres de haut — soit 170 mètres de plus que la tour Eiffel — espacés de 200 mètres l’un de l’autre, avec des façades en miroir reflétant le ciel et l’océan de sable. En son sein, un train à grande vitesse permettrait de relier un bout à l’autre en vingt minutes. The Line — 34 kilomètres carrés de désert transformé — a été pensée pour devenir une « ville-monde » de neuf millions d’habitants. À titre de comparaison, Paris intra-muros, avec ses 105 kilomètres carrés, en compte deux millions. Outre d’importants cabinets d’architecture (Morphosis, Pei Cobb Freed & Partners, HOK), The Line a attiré des dizaines d’entreprises occidentales d’ingénierie et de construction.

« Arches de Noé pour élites globales »

Las, il est bien peu probable que ce projet voie le jour, du moins dans les dimensions spectaculaires initialement présentées. Le 16 septembre, le fonds public d’investissement saoudien a annoncé sa suspension, après avoir déjà décidé de réduire la voilure en 2024 (3 kilomètres au lieu de 170, et 300 000 habitants au lieu de 2 millions prévus pour la première tranche). Début novembre, le Financial Times révélait comment les difficultés financières, mais aussi les lois physiques, ont sonné le glas pour certaines composantes de The Line, dont une tour de trente étages qui devait être suspendue au-dessus d’un canal maritime creusé dans le désert pour le passage de paquebots (5). Une catastrophe assurée, selon des ingénieurs.

Mais pourquoi une telle démesure ? Évoquant les projets dans le Golfe, Davide Ponzini, professeur d’urbanisme à l’École polytechnique de Milan et délégué aux relations internationales avec le Proche-Orient, relève que « la légitimation du pouvoir repose de plus en plus sur l’innovation plutôt que sur la tradition. Ce n’est plus la continuité avec le passé qui fonde l’autorité, mais la capacité à projeter une vision d’avenir ». Une orientation que nous confirme Amal, architecte employée sur l’un des sites. « Au départ, une petite équipe d’architectes et d’urbanistes envisageait une structure circulaire, avant d’arriver à ce concept de formes géométriques simples, comme l’hexagone ou The Line, qui ont immédiatement capté l’attention, explique-t-elle. Un conseiller sur le projet nous a indiqué que l’image de Neom devait représenter le futur, et pas une continuation de la culture saoudienne. Cela ne devait rien avoir de commun avec l’architecture traditionnelle. »

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Bandar Algaloud. — Lors du 41e sommet du Conseil de coopération du Golfe à Al-Ula, Arabie saoudite, 2021© Bandar Algaloud / Courtesy of Saudi Royal Court / REUTERS

Les architectes et urbanistes de The Line se sont inspirés du concept de « ville du quart d’heure » développé par Carlos Moreno (6), chercheur à la Sorbonne : emplois, écoles, soins, culture et commerces accessibles à pied ou à vélo, dans une logique de mixité sociale et de circuits courts. Si ce modèle vise à renforcer le lien social, les concepteurs de The Line n’en ont retenu que l’aspect mobilité, oubliant sa dimension humaniste et se focalisant sur une vision technologique de la ville, où le numérique est censé organiser son fonctionnement. « Ces villes surdimensionnées, construites à partir de rien, sont artificielles. On en vante d’abord les prouesses techniques, puis on se demande qui va y habiter. C’est souvent un échec, constate Moreno. On oublie que l’essentiel, c’est le partage des ressources et l’accès à l’éducation, à la culture, au commerce. »

« Il y a derrière tout cela une pensée postapocalyptique », estime Alain Musset, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) (7). L’imaginaire du projet, qui oscille entre Le Magicien d’Oz et Blade Runner, doit d’ailleurs beaucoup au directeur artistique hollywoodien, spécialiste des blockbusters Olivier Pron (8). Un univers visuel qui ne pouvait que séduire « MBS », passionné de jeux vidéo et de science-fiction telle que la conçoivent les studios Marvel. « Face aux dérèglements climatiques, on cherche à bâtir des arches de Noé pour les élites globales, poursuit Musset. Neom est un rêve d’architectes, mais un cauchemar pour les géographes et les sociologues. »

Sur le terrain, l’utopie s’est donc heurtée à la réalité. « C’est spectaculaire sur le papier, mais les défis techniques sont immenses : vent, chaleur extrême, contraintes de structure », confie un ingénieur européen. Et son collègue d’aborder le fond du problème : « Tout repose sur la vision d’un seul homme — et personne n’ose le contredire. »

Pourtant, l’histoire récente aurait dû inciter le dirigeant saoudien à plus de prudence. À Abou Dhabi, la ville « zéro carbone » de Masdar, qui devait représenter une merveille technologique et urbaine du début du XXIe siècle, n’est aujourd’hui qu’une pâle déclinaison des projets initiaux. Cela vaut aussi pour les expériences passées de « villes économiques » lancées avant l’arrivée au pouvoir de M. Ben Salman. « Il existe des expérimentations à plus petite échelle, comme la King Abdullah Economic City (KAEC) près de Djeddah, rappelle Ponzini. Les délais de réalisation sont plus longs que prévu, avec de nombreux retards. » Lancé en 2005 sous l’impulsion du roi Abdallah, ce mégaprojet de 100 milliards de dollars est censé accueillir deux millions d’habitants d’ici à 2035, mais n’en compte à ce jour que dix mille. Un autre projet emblématique de l’époque du monarque défunt demeure inachevé — la tour de Djeddah, point central de la Jeddah Economic City, lancée en 2005. La construction de cette tour censée détrôner le Burj Khalifa de Dubaï, alors édifice le plus haut du monde, a été interrompue à la suite de la purge lancée par « MBS » en 2017. Parmi les personnalités arrêtées figurait M. Bakr Ben Laden, demi-frère d’Oussama Ben Laden et président du Saudi Binladin Group, l’entreprise chargée du projet. L’État a pris le contrôle de son groupe en 2018, avant de le libérer l’année suivante. Les travaux ont repris en 2024 avec le même entrepreneur, pour une livraison prévue en 2028.

Modernité technologique et modèle consumériste

De nombreux jeunes employés de Neom, surtout des Saoudiens et des ressortissants arabes, veulent encore y croire. « Au Qatar, c’était pareil : deux ans avant la Coupe du monde, de nombreux projets n’étaient même pas lancés. Puis tout s’est accéléré. Certains chantiers trébuchent, d’autres avancent. Si vous n’y croyez pas, vous n’avez rien à faire ici », tonne Youssef, assistant d’un chef de projet. Amal, l’architecte, reste confiante, malgré le scepticisme qui l’entoure. « Nous n’en sommes qu’au début. Les objectifs chiffrés me semblent désormais plus réalistes qu’avant. C’est un projet ambitieux, mais il n’a jamais été question de tout finir en 2030. Mes parents me rappellent qu’on ne croyait pas non plus en Dubaï à ses débuts, personne ne voulait y travailler », observe-t-elle. L’une de ses collègues s’indigne à propos des critiques occidentales à l’encontre de Neom : « Dès qu’un pays du Proche-Orient veut se développer, ils s’acharnent. » Une autre renchérit : « Quelle hypocrisie ! Les États-Unis parlent de droits humains alors qu’ils laissent leur peuple dans la misère. »

Si une occidentalisation des comportements et des modes est patente, la crispation chauvine resurgit rapidement quand certains sujets, comme la critique du royaume, sont abordés. « Une partie importante de la jeunesse a adopté la modernité technologique et le modèle consumériste, tout en acceptant l’autoritarisme — comme en Chine il y a trente ans », observe Hamit Bozarslan, historien et chercheur à l’EHESS. « On s’approprie l’esthétique hollywoodienne, la mixité, la culture globale, tout en affirmant son nationalisme : “Nous sommes nationalistes, nous sommes musulmans.” L’autoritarisme est accepté parce que le prince incarne la modernité — l’autoritarisme, c’est un choix politique des régimes ou des sociétés, non une donnée culturelle. »

À quelques encablures du chantier, sur une longue plage vierge de sable doré, non loin du complexe royal de Sharma, un groupe de jeunes Saoudiens, employés de Neom, se baigne, au son de Gloria, d’Umberto Tozzi, et d’airs disco. Un jeune homme à la barbe soignée, vêtu d’un short et d’un tee-shirt, est assis aux côtés de sa petite amie en débardeur. On pourrait être à Miami, à Cannes ou à Jumeirah, le bord de mer huppé de Dubaï. Les jeunes femmes portent des maillots de bain. L’une d’elles fume une cigarette électronique tout en surveillant son chien, qui joue avec un crabe. Une scène inimaginable il y a encore quelques années, à l’époque où les Saoudiennes n’avaient ni le droit de conduire ni celui de sortir sans hijab ou sans être accompagnées d’un homme. La jeunesse dorée d’Arabie saoudite jouit désormais de libertés que la génération précédente n’aurait jamais imaginées. Les femmes peuvent voyager seules et ne sont plus obligées de revêtir l’abaya, même si cette longue robe couvrante reste largement portée dans l’espace public. « Je suis stupéfait par la rapidité du changement, confie un chef de chantier européen. Aujourd’hui, on voit les visages des femmes. Il y a à peine deux ans, nous n’aurions jamais pu nous asseoir ensemble. »

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Faisal Al Nasser. — Logements pour les travailleurs expatriés à Riyad, 2017© Faisal Al Nasser / Reuters

Autour de nous, de jeunes employées opinent. Certaines se racontent. L’une a échappé à un mariage arrangé, une autre vient de rompre ses fiançailles avec un homme qui lui imposait le hijab. « Le mariage est une institution pour contrôler les femmes, les cantonner, leur dicter d’avoir des enfants », déclare l’une d’elles. « On nous dit que les femmes sont un frein, mais ce sont eux, les hommes, qui nous empêchent d’avancer. Je suis la seule femme ingénieure de mon équipe, ajoute-t-elle fièrement. Mes collègues masculins sont tous mariés et très misogynes. »

Formées à l’étranger, souvent aux États-Unis ou en Europe, nombreuses sont les Saoudiennes qui intègrent des entreprises internationales, lesquelles sont tenues d’embaucher des nationaux, y compris à Neom. Le prince héritier vise la création de plusieurs millions d’emplois d’ici à 2030 pour absorber l’arrivée annuelle de 300 000 jeunes sur le marché du travail. Cela s’inscrit dans une politique visant à contenir le chômage dans un pays de 35 millions d’habitants où plus de 60 % de la population a moins de 30 ans et où les Saoudiennes représentaient 36 % de la main-d’œuvre en 2024, selon les sources officielles (9). La jeunesse est désormais encouragée à occuper des postes de vendeur, serveur, employé de boutique ou ouvrier du bâtiment — des emplois autrefois réservés aux travailleurs étrangers. Cette « saoudisation » des emplois a entraîné le durcissement de la politique migratoire et l’expulsion de 2 millions de migrants ces dernières années.

« Je traite tout le monde comme des esclaves »

En 2024, sur les plus de 994 000 étrangers arrêtés, au moins 573 000 ont été expulsés, souvent après avoir subi des conditions de détention abusives. On a fait état de tortures et, parfois, de meurtres aux frontières. Entre mars 2022 et juin 2023, des gardes saoudiens auraient ainsi tué des centaines de migrants éthiopiens (10). À Neom, les migrants pakistanais, bangladais, philippins, indiens et népalais travaillent — comme dans tant d’autres pétromonarchies du Golfe — sur les chantiers, dans les cantines, comme chauffeurs ou agents d’entretien. « Les Philippins et les Indiens font tourner la machine, les Britanniques dirigent », résume, résigné, un Européen originaire de la région méditerranéenne. « Un Britannique gagne par mois 15 000 riyals [3 500 euros] de plus que moi, à compétences égales. Les Pakistanais et les Indiens qui font le même travail sont encore moins payés que moi. Ce n’est pas du racisme, c’est la norme ici, et cela ne se discute pas », lâche-t-il.

Les accusations de racisme et de sexisme au sommet de Neom se sont pourtant accumulées. M. Wayne Borg, directeur des médias à Neom et ancien cadre à Hollywood, aurait multiplié les remarques islamophobes et qualifié les ouvriers asiatiques morts sur les chantiers d’« imbéciles », en lançant ensuite : « Voilà pourquoi les Blancs sont en haut de l’échelle. » De son côté, l’ex-président-directeur général (PDG) Nadhmi Al-Nasr aurait affirmé : « Je traite tout le monde comme des esclaves. (…) Quand l’un d’eux meurt, je suis satisfait », avant d’être remplacé l’année dernière après six ans passés à la tête de Neom (11). Les conditions de vie des travailleurs étrangers asiatiques sont déplorables — comme ce fut le cas au Qatar, sur les chantiers de la Coupe du monde de football. Des camps informels, dans des conditions précaires, hébergent ces ouvriers, souvent contraints de travailler plus de soixante heures par semaine, et privés de jour de repos, en violation du droit du travail, selon un documentaire diffusé par la chaîne britannique ITV (12). Ce dernier rapporte également que plus de 21 000 travailleurs indiens, bangladais et népalais seraient décédés sur les chantiers depuis le lancement de « Vision 2030 » en 2017.

À l’inverse, malgré de longues heures de travail, les employés hautement qualifiés de Neom bénéficient de camps mieux équipés et d’une certaine liberté. Le désert de Bajda, près de Tabouk, est l’un de leurs lieux d’évasion favoris. Ses dunes rougeoyantes sont bordées de formations de grès sculptées par l’érosion, qui s’effritent sous le pied. Pour atteindre ces paysages ponctués de rochers ocre et de gorges étroites, il faut un véhicule tout-terrain et une conduite aguerrie. Autour du feu, les conversations vont bon train. Certains travaillent pour Neom depuis plusieurs années, d’autres viennent d’arriver. On y évoque la capitale, Riyad, qui s’émancipe peu à peu du conservatisme wahhabite. « Riyad devient un nouveau Dubaï », lance Antonio, jeune ingénieur, en faisant référence au caractère licencieux de la cité émiratie. Pourtant, la capitale saoudienne demeure austère, même si l’on peut y trouver de l’alcool dans les ambassades et autres représentations officielles occidentales. « Faites-y ce que vous voulez, mais discrètement, le met en garde son collègue. [Les Saoudiens] veulent attirer les touristes, mais si les écarts de conduite sont trop visibles, vous êtes foutu. »

Dans ces dunes où seuls les Bédouins se sentent chez eux, sous un ciel d’étoiles, la discussion finit par buter sur la même question : que restera-t-il, au fond, du pharaonique projet Neom ?

Lise Triolet

Journaliste.

(1) Pour des raisons de sécurité, la plupart de nos interlocuteurs ont souhaité garder l’anonymat.

(2) Merlyn Thomas et Lara El Gibaly, « Neom : Saudi forces “told to kill” to clear land for eco-city », British Broadcasting Corporation (BBC), 9 mai 2024.

(3) Rory Jones, « Saudi Arabia lures executives to Neom with million-dollar salaries, zero taxes », The Wall Street Journal, New York, 11 octobre 2022.

(4The Line : Saudi Arabia’s city of the future, Discovery Channel, 2023.

(5) Allison Killing, « End of The Line : How Saudi Arabia’s Neom dream unravelled », Financial Times, Londres, 6 novembre 2025.

(6) Carlos Moreno, Droit de cité. De la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », Alpha, Paris, 2024.

(7) Alain Musset, « Neom et The Line (Arabie saoudite) : utopie futuriste ou cauchemar urbain ? », L’Information géographique, vol. 87, n°1, Malakoff, mars 2023.

(8) Olivier Pron, « Mythical tomorrow ».

(9) « Labor force participation rate of Saudi females reaches 36,2 % », General Authority for Statistics, 31 décembre 2024.

(10) « C’est comme si nous n’étions pas des humains”. Renvois forcés et conditions de détention abominables de personnes migrantes éthiopiennes en Arabie saoudite — Synthèse », 16 décembre 2022.

(11) Rory Jones, « Neom, the world’s biggest construction project, is a magnet for executives behaving badly », The Wall Street Journal, 11 septembre 2024

(12Kingdom Uncovered : Inside Saudi Arabia, ITV, 2024.