par Pierre Rimbert
Les dirigeants européens croient-ils sincèrement que les chars russes défileront bientôt à Varsovie ou à Berlin ? Ou leur ébriété guerrière vise-t-elle surtout à légitimer une politique qu’ils présentent comme la seule possible mais dont ils savent l’impopularité : l’austérité pour le peuple, l’opulence pour l’armée ?
« Nous sommes dans une confrontation avec la Russie », déclarait le président français Emmanuel Macron le 1er octobre dernier, alors que des survols de drones perturbaient le trafic aérien dans plusieurs pays européens. « Nous sommes tous en danger, les missiles russes les plus avancés pourraient frapper Rome, Amsterdam ou Londres à cinq fois la vitesse du son », a fait écho le secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) Mark Rutte (TG1, 3 octobre 2025). Face au Kremlin, qui « se prépare à une confrontation à l’horizon 2030 avec nos pays », « ce qui nous manque, c’est la force d’âme », a estimé le chef d’état-major des armées le 18 novembre à l’occasion du congrès des maires de France. La nation doit « accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement ». Pour transmuter l’or de la protection sociale en plomb et en canons, il convient que l’angoisse de la guerre dépasse le mécontentement populaire.
Jeudi 20 novembre, le gouvernement français rendait public le manuel Tous responsables destiné aux foyers. Initialement conçu pour les cas de catastrophe naturelle ou d’attentat, il s’enrichit d’une nouvelle menace : « La perspective de l’engagement des forces armées n’est plus à exclure. » On y hume l’atmosphère sympathique que les pouvoirs publics aimeraient installer : « Ne propagez pas de fausses rumeurs ! » « N’OUBLIEZ PAS : en situation de crise, n’écoutez et ne prenez en compte que les annonces des pouvoirs publics via les canaux officiels. » Rédigée avec une syntaxe volontairement appauvrie à l’intention de concitoyens perçus comme des débiles légers, une version « facile à lire et à comprendre » précise le propos : « Un État ou une organisation ennemie de la France peut donner de fausses informations sur le gouvernement français. Les Français peuvent croire ces informations. C’est dangereux pour le gouvernement. » La brochure cite en exemple deux médias nationaux de confiance : Le Monde et France Télévisions.
Le premier s’enorgueillit de faire la « pédagogie sur l’effort de défense » (éditorial du 23-24 novembre) en même temps que celle de l’austérité sociale ; Sylvie Kauffmann y porte la voix des marchands de canons. « Sommes-nous prêts ?, s’interroge la directrice éditoriale. En Europe, à part la Finlande, la réponse est non. Le réveil est là, mais l’intendance a du mal à suivre » (13 novembre 2025). Côté France Télévisions, la présidente Delphine Ernotte estime que l’audiovisuel public doit « défendre la position française si demain il y a la guerre en Europe » (Le Monde, 19 septembre 2025) — un peu comme les chaînes russes défendent la position du Kremlin. En matière de « force d’âme », le chef d’état-major sait disposer d’une division de journalistes enthousiastes à l’idée d’envoyer les autres mourir au front et de relancer le service militaire. « Le combat de l’arrière a commencé », avertit Patrick Forestier, éditorialiste au Télégramme, avant d’évoquer « des pluies de missiles sur les villes et les dizaines de milliers de blessés rapatriés en train en France, du front de l’Est » (20 novembre).
En Allemagne, un hebdomadaire a eu l’idée saugrenue de vérifier les informations qui ont alimenté la psychose automnale : ces survols de drones, aussitôt attribués à la Russie sur LCI et France Info. Die Zeit (6 novembre) a contacté les autorités aéroportuaires, policières et judiciaires des États concernés pour tenter de rassembler les faits. « Leurs réponses sont… vaporeuses », notent les auteurs. Photos floues, observations non confirmées, ministre des transports qui « minimise plutôt la situation » : non seulement rien n’atteste l’origine militaire ou russe des aéronefs, mais on recense chaque année plus de cent cinquante survols d’aéroports allemands par des drones, souvent guidés par de jeunes passionnés d’aviation. Certes, il ne fait aucun doute que Moscou a à cœur de montrer leur vulnérabilité aux pays engagés contre elle aux côtés de l’Ukraine. Mais, conclut l’enquête, « peu importe que les drones volent ou non pour le compte de la Russie : c’est la réaction européenne qui plaît à Poutine » — l’affolement. Généraux, journalistes et dirigeants, tous habitués à répandre la peur, confondent-ils panique et force d’âme ?
Pierre Rimbert
