POINTS DE VUE – ANALYSES


MEMORANDUM SUR LE LIBAN ET LA NEUTRALITE ACTIVE, Cardinal Béchara Boutros RAÏ, Patriarche maronite d’Antioche et de Tout l’Orient,  Dimanche, 7 Août 2020

Dans l’homélie du 5 juillet 2020….

J’ai adressé un appel à l’Organisation des Nations Unies, lui demandant «d’œuvrer pour la consolidation de l’indépendance du Liban et de son unité, l’application des résolutions onusiennes le concernant, et reconnaître sa neutralité». La neutralité du Liban est en effet la garantie de l’unité du pays et de sa place historique, surtout en cette période pleine de changements géographiques et constitutionnels. La neutralité du Liban est sa force et la garantie de sa stabilité. C’est un Liban neutre qui serait capable de contribuer à la stabilité de la région, de défendre les droits des peuples arabes et la cause de la paix, ainsi que de jouer un rôle dans l’établissement des relations justes et sûres, entre les pays du Moyen-Orient et de l’Europe, due à sa place sur la rive méditerranéenne.

Notre appel pour la Neutralité a reçu une large approbation de diverses confessions et partis politiques, avec aussi la publication de beaucoup d’articles en faveur de l’initiative, même s’il y a eu aussi certains réserves et questionnements. C’est pourquoi j’ai considéré nécessaire de publier ce Mémorandum sur « Le Liban et la Neutralité active ».

J’y aborde cinq points : Les raisons d’être de cette proposition, le concept de neutralité, son importance en tant que source pour l’indépendance et la stabilité du Liban, les intérêts du Liban et de son économie de la neutralité, avec une conclusion.

1) Les raisons d’être

Il se peut que la Neutralité du Liban, comme un régime constitutionnel, n’était pas présente à l’esprit des fondateurs de l’Etat du Grand Liban. Cependant, elle était présente comme politique de défense et des relations étrangères, que cette nouvelle et petite entité politique devrait suivre afin d’affirmer son existence, et de préserver son indépendance, son unité et son identité. Lors de la rédaction de la Constitution Libanaise en 1926, le Haut-Commissaire français Henri de Jouvenel a demandé de son gouvernement de lui envoyer une copie de la Constitution Suisse, du fait qu’il l’a trouvée adéquate pour la constitution de la société libanaise.

Cette tendance a été confirmée en 1943, quand le gouvernement de l’indépendance a déclaré que le Liban s’engageait pour « la neutralité entre l’Orient et l’Occident », et a confirmé ceci en 1945 lors de la rédaction de la Charte de la Ligue des pays Arabes, qui a stipulé que les décisions de la Ligue ne seraient pas contraignantes, même celles prises à l’unanimité. Les travaux préparatoires ainsi que les interventions dans le contexte du développement de cette Charte ont insisté sur le fait que « le Liban est un Etat de soutien, non de confrontation ». Ceci visait à faire du pays un facteur de solidarité entre les Arabes, non un facteur de division et de conflits inter-arabes, ou de défection par rapport à la solidarité arabe pour l’intérêt des stratégies qui serviraient des régimes étrangers et non l’intérêt arabe commun.

L’idée de Neutralité est récurrente dans les discours des Présidents de la Républiques et dans les déclarations gouvernementales, ainsi que dans les déclarations qui émanaient de l’instance de dialogue national, y compris « la Déclaration de Baabda » du 11 juin 2012, approuvé à l’unanimité et qui a comporté l’expression « assurer la distanciation du Liban ». Cette Déclaration a été communiquée aux Nations Unies, et a été distribuée comme un document officiel du Conseil de Sécurité et de l’Assemblée Générale (voir les deux documents : A/66/849 et S/2012/477). De même, le communiqué du Conseil de Sécurité, daté du 19/3/2015, a invité toutes les parties libanaises de respecter le contenu de cette Déclaration.

Grâce à une politique de sagesse, le Liban a réussi à préserver l’unité de son territoire, malgré les projets de l’unité arabe, et les multiples guerres israélo-arabes. En effet, tous les pays voisins d’Israël (la Syrie, la Jordanie, l’Egypte), hormis le Liban, ont perdu des parties de leur territoire. De plus, la distanciation relative du Liban par rapport aux conflits de la région, entre 1943 et 1975, a produit de la prospérité, de la richesse, de la croissance, de la hausse du revenu individuel, ainsi que du recul du chômage, ce qui a valu au Liban le titre de « la Suisse de l’Orient ».

Cette période fut perturbée en 1958, quand le Président Egyptien Gamal Abdel Nasser a essayé d’inclure le Liban dans le projet éphémère de l’Unité Syro-Egyptienne. Les Libanais ont toutefois rapidement dépassé cette épreuve, se sont réconciliés, et ont poursuivi le chemin de la construction de l’Etat. L’équilibre libanais a été de nouveau perturbé, avec l’entrée du facteur palestinien sur la scène interne, et le commencement de l’activité militaire des Palestiniens au Liban, avec le soutien de certains Libanais, ce qui a abouti plus tard au déclenchement de la guerre en 1975.

Face à la division entre les chrétiens et les musulmans qui a bloqué la gouvernance, l’Etat Libanais a cédé et accepté de compromettre sa souveraineté, en signant l’Accord du Caire en 1969, qui a autorisé aux organisations palestiniennes de faire des opérations militaires contre Israël à partir du Sud du Liban.

La chaine de l’alignement de l’Etat, et des groupes Libanais, avec des conflits idéologiques, politiques, militaires et confessionnels au Moyen-Orient s’est poursuivie. Israël a occupé le Liban (1978-2000), les organisations palestiniennes ont dominé sur le reste du territoire jusqu’au Centre de Beyrouth (1969-1982), puis l’armée syrienne est entrée sur son territoire (1976-2005), ainsi que le Hizbullah est né portant le projet de la République Islamique Iranienne, dans ses dimensions religieuse, militaire et culturelle (1981-…).

Tous ces événements se sont déroulés à cause de la déviation du pays par rapport à la politique de neutralité, reconnue quoique sans texte constitutionnel à l’appui. Ainsi, l’Etat a perdu son autorité interne, le pays sa souveraineté territoriale, la nation son rôle politique, la formule de gouvernement son équilibre, et la société sa spécificité civilisationnelle. Ce déséquilibre a aussi produit des conflits internes secondaires, mais aussi violents que les principaux conflits. Et voici que le Liban aujourd’hui chancelle entre l’unité et la division.

L’expérience de cent ans (1920-2020) de la vie de l’Etat du Grand Liban a démontré qu’il est difficile pour le Liban d’être « le pays-message » sans adopter le régime de la neutralité. L’alignement avec les conflits du Moyen-Orient et de ses peuples a affecté la formule de partenariat entre les chrétiens et les musulmans, dans ses aspects spirituel, national, et humain. Le Liban est ainsi devenu dans un état de désintégration, et les différentes tentatives de solution et de compromis ont échoué. C’est pourquoi plus rien ne sauverait son unité, son indépendance, et sa stabilité que la neutralité, sachant que la multiplicité et la profondeur des différents menacent non seulement l’Etat mais aussi l’être même du pays.

La déclaration de la neutralité du Liban est un acte fondateur, comme la déclaration de l’Etat du « Grand Liban » en 1920, et la déclaration de l’indépendance en 1943. Le premier acte a empêché la fusion des Libanais dans l’unité arabo-islamique et leur a octroyé leur régime démocratique parlementaire et le vivre-ensemble. Le second acte a octroyé la souveraineté à l’Etat naissant et consolidé sa place dans le cercle des nations. Le troisième acte, que nous oeuvrons à réaliser, empêche la division du Liban, le protège des guerres et garde sa spécificité. La Neutralité est ainsi « le pacte de la stabilité », après les deux pactes de l’existence et de la souveraineté.

2) Le concept de la Neutralité active

Le Liban, avec sa neutralité active, jouit de trois dimensions unies, complémentaires, et indivisibles.

  • La première dimension est le refus définitif du Liban de rentrer dans des coalitions, des axes, des conflits politiques, et des guerres régionalement et internationalement ; ainsi que l’abstention de tout Etat, de la région ou d’ailleurs, d’interférer dans ses affaires, ou le dominer, ou l’envahir, ou l’occuper, ou utiliser son territoire pour des fins militaires, selon la Seconde Convention de La Haye (18 Octobre 1907) ainsi que les autres conventions régionales et internationales qui l’ont suivie. Le Liban peut rester un membre actif dans la Ligue des pays Arabes et l’Organisation des Nations Unies, en y contribuant pour l’enrichissement de l’idée de la solidarité entre les peuples, et leur engagement pour la paix et le progrès humain.
  • La seconde dimension concerne la solidarité du Liban avec les causes des Droits de l’Homme et de la liberté des peuples, spécialement les causes arabes qui acquirent un soutien unanime de ses pays et des Nations Unies ; le Liban poursuivra donc la défense des droits du peuple palestinien, et le travail pour une solution pour les réfugiés palestiniens, tout spécialement ceux qui se trouvent sur son territoire. Le Liban neutre pourrait ainsi jouer son rôle et assumer « sa mission » dans son contexte arabe, que l’Exhortation Apostolique du Saint Pape Jean-Paul II, « Une Espérance Nouvelle pour le Liban » présente en détails (paragraphes 92-93), ainsi que prendre des initiatives pour la réconciliation et le rapprochement entre les différents pays arabes et de la région, et résoudre les conflits. Le pluralisme religieux, culturel et civilisationnel, comme spécificité du Liban, fait nécessairement de ce pays une terre de rencontre et de dialogue entre les religions, les civilisations, et les cultures, selon l’approbation de l’Organisation des Nations Unies dans sa session de Septembre 2019, de la demande présentée par le Président de la République Libanaise d’instituer « l’Académie de l’homme pour la rencontre et le dialogue ». Dans sa situation sur la rive de la Méditerranée, le Liban est aussi un pont de communication culturel, économique, et civilisationnel entre l’Orient et l’Occident.
  • La troisième dimension consiste à renforcer l’Etat libanais afin qu’il soit un Etat fort militairement par le biais de son armée, de ses institutions, de sa loi, de sa justice, de son unité interne, et de son créativité, capable d’assurer d’un côté sa sécurité interne, et de l’autre se protéger contre n’importe quelle agression territoriale, maritime, ou aérienne, si cela vient d’Israël ou d’autres. La neutralité du Liban requiert aussi la résolution de la délimitation des frontières avec Israël, en se basant sur l’accord d’Armistice, ainsi que la délimitation des frontières avec la Syrie.

3) Le statut de Neutralité, source d’indépendance et de stabilité pour le Liban

La neutralité assure la sortie de l’état de conflits et de guerres, ainsi que des évènements internes récurrents qui ont suivi la déclaration de l’Etat du Grand Liban : 1958, 1969, 1973, 1975.

En relisant les causes historiques des conflits, on peut identifier quatre catégories principales :

  1. Conflits internes entre les composantes religieuses et les communautés confessionnelles ayant des allégeances diverses sur des bases nationalistes et dogmatiques, ainsi que des ambitions de changer le régime du gouvernement dans le pays, ou servir des intérêts d’autres pays.
  2. Conflits politiques géographiques et nationalistes dans des pays voisins qui ont eu des répercussions chez nous.
  3. Le manque de clarté dans la relation de la Syrie avec le Liban, concernant son territoire ou son autorité, ou ses frontières internationales ; qui souvent étaient des conflits.
  4. La répercussion de la fondation de l’Etat d’Israël au Liban, notamment sur sa sécurité nationale, frontalière, et interne, ainsi que l’arrivée des réfugiés Palestiniens sur son territoire.

Ces conflits ont été traités par des solutions superficielles et temporaires, jusqu’au moment où la Constitution a été amendée après l’accord de Taëf de 1989, avec le transfert du pouvoir exécutif de la Présidence de la République au Conseil des ministres réunis, et l’adoption de la parité au Parlement. Tous ces compromis politiques et constitutionnels ont réussi d’arrêter la guerre, mais non le conflit, qui s’envenimait après chaque compromis, qui incluait en son sein les genres des conflits futurs. Le Liban est ainsi devenu un pays de conflit de pouvoir entre ses composantes, et une scène pour « la guerre des autres » sur son territoire.

Si les causes de ces conflits ne sont pas traitées en profondeur, les conflits et les guerres vont se poursuivre, et nous aboutirons à l’un de ces trois scénarios : ou bien une communauté domine les autres par la force des armes, et met la main sur l’Etat en menaçant ses voisins et l’équilibre régional, ou bien le Liban reste un Etat défaillant, exposé, sans poids ni stabilité, ou bien les autres décideront de redéfinir l’entité libanaise dans le contexte des changements au Moyen-Orient malgré notre volonté pour l’unité et le vivre-ensemble. C’est pourquoi notre appel pour la Neutralité est pour éviter ces situations, et pour consolider la souveraineté et la stabilité.

4) Les avantages de la Neutralité pour le Liban et son économie

a) Le Liban profitera du statut de neutralité en deux points principaux :

  1. La Neutralité sauve l’unité du Liban, dans son territoire et son peuple, et ranime le partenariat national islamo-chrétien, fragilisé en plusieurs endroits. Avec la neutralité du Liban, ses dix-huit communautés retrouvent leur sécurité et leur stabilité, ainsi que leur confiance mutuelle loin des conflits, et contribuent à la stabilité de la région et la paix au monde.
  2. La Neutralité fait que toutes les composantes de la société libanaise deviennent plus flexibles et positives, pace qu’elle exclut l’alignement et l’approche biaisée dans l’application des prérogatives et de l’autorité chez les responsables de n’importe quelle appartenance politique ou confessionnelle.

b) Et l’économie du Liban profite de la neutralité dans plusieurs secteurs :

La Neutralité renforce l’économie grâce à la stabilité, la sécurité, et les capacités des Libanais sur les plans de la culture, de l’expérience, et de l’esprit créatif.

Nous mentionnons ici six secteurs propres au Liban, qui pourraient renforcer son économie :

  1. Les capacités bancaires et financières, avec la longue expérience dans ce domaine, font du Liban le coffre-fort du Moyen-Orient. C’est parce que la stabilité et la sécurité créent de la confiance.
  2. Le secteur médical et le haut niveau des hôpitaux et de leurs équipements font du Liban un centre médical pour le Moyen-Orient. Le Liban est plus proche pour les pays du Moyen-Orient que l’Europe et les Etats-Unis, ainsi que la langue arabe est un facteur majeur. C’est. Les chaînes des hôtels facilitent aussi l’accueil des familles des patients.
  3. Le Liban est un centre touristique pour le Moyen-Orient et pour le monde, si la stabilité et la sécurité y sont assurées. Ce que le Liban possède comme particularités touristiques fait de lui un centre d’attraction. S’ajoutent à cela les hôtels, les centres balnéaires et de la montagne, et les restaurants.
  4. Le Liban est un centre d’instruction et d’éducation pour le Moyen-Orient grâce au haut niveau traditionnel de l’enseignement qui s’y trouve, surtout sur le plan universitaire. Les familles arabes préfèrent le Liban sur l’Europe et les Etats-Unis. Par ce biais le Liban contribue à la promotion de l’esprit de concorde et de paix.
  5. Le Liban par sa stabilité et sa sécurité attire les expatriés pour revenir pour investir dans des projets divers. Ils contribueront à la création des opportunités de travail, à la croissance, et à une qualité de vie que le Liban a connu entre les années cinquante et le début des années soixante-dix du siècle dernier.
  6. Le Liban profite de la Neutralité grâce à son appartenance au monde arabe, et sa situation sur la rive de la Méditerranée, et son rôle ainsi que sa civilisation historique.

Grâce à tout cela, le Liban se transformera en l’axe de l’Union méditerranéenne, et devient le lieu où se croisent les intérêts de tous les partis. Le Partenariat européen et l’Union Méditerranéenne constituent deux projets vitaux pour le Liban. L’idée de l’Union méditerranéenne est au coeur d’une vision d’avenir ; et cette « Union » porte la capacité de créer un nouveau système de valeurs, et une force politique, économique, culturelle, et maritime dans cette zone stratégique du monde. De plus ceci ferait de l’Europe plus liée au monde arabe, et plus attentive pour ses intérêts, et donc moins prompte à défendre Israël.

5) Ce dont nous avons besoin

Sur cette base, nous appelons les deux communautés arabes et internationales de comprendre les raisons d’être historique, sécuritaire, politique, économique, culturelle, et civilisationnelle, qui poussent la plupart des Libanais à adopter « la Neutralité active », et que l’Organisation des Nations Unies statue au temps opportun le statut de neutralité dans sa triple dimension :

  • Premièrement, le Liban a poursuivi la ligne de la neutralité depuis sa fondation jusqu’au 1969 avec « l’accord du Caire » qui a permis aux réfugiés palestiniens d’acquérir les armes lourdes et de combattre Israël à partir du territoire Libanais, ce qui a été suivi par l’apparition des forces militaires Libanaises et non Libanaises en dehors de l’Etat.
  • Deuxièmement, le Liban, grâce à son régime démocratique et libéral, et son pluralisme spécifique religieux et culturel, organisé dans le cadre de la Constitution et du Pacte national, et grâce à sa situation sur la rive de la Méditerranée entre l’Orient et l’Europe, jouit du rôle de la promotion de la paix et de la stabilité dans la région avec la défense des droits des peuples, de la médiation, le rapprochement, et la réconciliation entre les pays arabes, en plus de son privilège d’offrir un espace de dialogue des religions, des cultures, et des civilisations.
  • Troisièmement, le Liban, fondé sur le pluralisme et l’équilibre entre ses composantes, a besoin pour survivre que l’Organisation des Nations Unies avec les pays concernés trouvent une solution pour les un demi-million réfugiés palestiniens et les plus qu’un million et demi de déplacés syriens présents sur son territoire.

 


Rencontre neutralité RAI Roger Eddé

Rencontre Roger Eddé avec le Cardinal Béchara Boutros RAÏ, Patriarche maronite d’Antioche et de Tout l’Orient suivie d’une déclaration de presse (video).


QUELLE NEUTRALITE « SUI GENERIS » POUR LE LIBAN ? par Maître Carol SABA Avocat au Barreau de Paris, et inscrit au Barreau de Beyrouth

Deux termes sont dans le monde arabe….

….en grande partie, galvaudés, abaissés voir même dégradés, à bon escient, illustration même de la dépréciation démocratique de la gouvernance politique arabe.  La « laïcité » en premier, qui est associée à l’athéisme déicide dans un monde nourri de beaucoup de religiosité et de peu de spiritualité. Puis, la « neutralité » qui est associée à une forme de désengagement coupable voir même de lâcheté, dans une société qui se gargarise de discours politiques enflammés mais sans portée réelle. Il y a des peuples qui, justement, en raison de leur histoire douloureuse et tourmentée, acquièrent et développent sur la durée, une intelligence des situations qui leur permet toujours de retomber sur leurs pattes. Ils cultivent un charisme de « médiation » qui leur permet d’être « médiateur » de conflits qui nécessitent de dresser des ponts entre les acteurs, à la place des murs. La neutralité à la libanaise peut être l’expression d’une telle intelligence. Si, d’évidence, la laïcité n’est point synonyme de déicide, la neutralité n’est point non plus synonyme de passivité ni de lâcheté mais d’engagement. Une neutralité « intelligente » est « médiatrice » et peut apporter beaucoup plus qu’une armée sur un espace de guerre. C’est un peu le charisme de ceux que la psychologie stratégique anglo-saxonne désigne comme étant des « Facilitateurs ». Le présent article n’a pas d’ambition de décortiquer le concept de neutralité et de mesurer sa faisabilité au Liban. Nombreuses sont les considérations qui pourraient fonder une « neutralité à la libanaise » qui reste, à ce stade, disons-le, encore « hypothétique ». L’étude de ces facteurs (psychologiques, juridiques, socio-politiques, géopolitiques et géostratégiques) nécessiterait une étude plus élaborée, en cours de préparation. Le présent article tente de «contextualiser» la problématique si délicate et si sensible de la neutralité au Liban. Il cherche à dégager quelques considérations méthodologiques qui doivent s’inviter dans la réflexion afin qu’elle puisse être, dans la mesure du possible, objective et utile, et surtout, dépolluée de toute instrumentalisation de la neutralité par ses détracteurs e/ou ses défenseurs. Polariser le débat sur la neutralité n’est pas sans risque. Il convient d’installer le débat sans polarisation dans un espace « circulaire » qui invite tout le monde, avec sensibilité, doigté et objectivité, à la table du débat sans à priori. La forme est en l’espèce, aussi importante que le fond. Il y a parfois des défenses obstinées et précipitées qui nuisent davantage à un bon dossier qu’une offensive frontale de l’adversaire. Sortir de la polarisation est un préalable nécessaire.

Neutralité ! Que d’excès et d’outrages sont commis en ton nom !

Quelle réalité se cache derrière ce mot chargé, et qui surcharge l’actualité libanaise ? Une perspective salutaire pour le vivre ensemble et la gouvernance de la diversité au Liban ? Les prémices d’une nouvelle fracture libanaise ? Un débat national serein serait-il possible aujourd’hui dans le contexte explosif et dépressif qui marque le Liban, pour transcender les illusions d’optique et dépolluer les oppositions doctrinaires sur ce thème, dans le seul intérêt de l’Etat du Grand Liban, désormais centenaire ? Seul l’avenir le dira.

Le débat sur la neutralité qui est un concept de droit international public, a été récemment introduit par le Patriarche maronite sur la scène politique nationale, d’une manière sinon intrusive du moins insistante. Ce qui ne manque pas de provoquer des réactions passionnées et passionnelles, d’hostilité ou de soutien. Insistante l’incursion du Patriarche qui y revient, semaine après semaine, dans ses sermons, avec à chaque fois une litanie égrainant les bienfaits d’une neutralité qu’il appelle de ses vœux, qu’il présente comme la solution vitale, la dernière planche de salut d’un Liban perdu en haute mer.

Mais l’introduction de ce débat intervient, il faut le dire, à un moment crucial de la vie politique du Liban où le pays des Cèdres est appelé à faire face à des risques multiformes qui menacent l’ensemble de l’édifice libanais d’effondrement. On ne peut avancer sereinement sur un sujet aussi délicat, compliqué et sensible sans une certaine contextualisation objective de la neutralité à la libanaise, en lien avec la vocation du paradigme libanais d’hier, d’aujourd’hui et de demain, qui permet de prendre conscience des contraintes et des écueils, et des facteurs facilitateurs.

Il ne faut pas oublier que nos contraintes sont celles (1) d’un Etat ayant une position géopolitique compliquée, centrale et convoitée, celle de « carrefour » et d’une « route de passage », un lieu de passage et de brassage, (2) d’un Etat entouré de puissances régionales qui le menacent depuis tout temps, (3) d’un Etat traversé depuis un siècle au moins (voir même, depuis tout temps) par des influences contradictoires diverses, internes et externes, et par des intérêts souvent divergents qui leurs sont associés, (4) d’un Etat « refuge » composé d’une grande diversité de minorités socio-culturelles et religieuses qui sont venues s’y installées souvent sous la contrainte mais qui depuis, se sont implantées sur ces terres et ont enfoncé leurs racines.

Parler des contraintes qui découlent de la géographie et de l’histoire, est nécessaire pour définir les « données fixes » de la problématique avec lesquelles et à partir desquelles la réflexion doit avancer.

Mais il convient aussi, et surtout, de parler des « données variables » qui changent en fonction des époques et des évolutions et qui pourraient venir faciliter et/ou compliquer le débat sur la neutralité. Cette « contextualisation » des forces et faiblesses du vécu actuel libanais et sa mise en relation avec les expériences du passé, permettra alors de porter un regard critique et analytique sur ce qui pourrait fonder, aujourd’hui davantage que dans le passé, cette neutralité à la libanaise.

La nécessaire prise en compte du Momentum Libanais compliqué

Le Liban et les libanais paient aujourd’hui le prix de plusieurs décennies de compromis qui se sont avérés être des compromissions. Ce serait manquer de compassion et d’empathie aujourd’hui à l’égard des libanais, notamment au vu des douleurs du moment, que de leur rappeler la morale de la Fable de La Fontaine, « La cigale et la fourmi ». « Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse. Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. Vous chantiez ? J’en suis fort aise : Eh bien ! dansez maintenant ! ». Les libanais, et j’en fais partie, font aujourd’hui les frais de l’accumulation, décades après décades, de politiques irresponsables et de nombreuses dérives structurellement nocives. Ils ont laissé faire sans contrôle ni sanction, jusqu’au point paroxysmique de se voir déposséder de leur épargne, sans le sentir venir. Les politiques avides de pouvoir et d’argent qu’ils ont élus et qu’ils ont bien gardés voire même protégés au chaud dans les palais de la République, leurs disent aujourd’hui : « Eh bien ! dansez maintenant ! ». En guise de danse, c’est à un tourbillon sans fin auquel nous avons été invités.

Le point culminant de ce paroxysme fiévreux, a été, cet été, l’avènement de l’innommable ! L’explosion hydrogénique du 4 août 2020, d’une violence inégalée, a non seulement dévasté la belle et traditionnelle ville de Beyrouth mais a touché aussi, au plus profond de leur être, les libanais, noircissant tous les recoins de leur âme meurtrie, où trône désormais un traumatisme intériorisé et une colère bien enfouie qui ne demandent qu’à s’exprimer et exploser.

Il ne serait pas inutile ni inopportun de rappeler les grandes lignes de ce MOMENTUM libanais, complexe et compliqué, sous haute tension, qui menace le plurimillénaire pays des Cèdres, de fragmentation et d’effritement. Je les aligne l’un après l’autre, comme un mauvais bouquet garni. La désorganisation accrue de tous les circuits de la gouvernance d’un Etat de droit et le non-respect persistant de la Constitution. La colonisation de « l’Etat de droit » par « l’Etat milicien » qui fait que, depuis les accords de TAEF en 1989, plutôt que de diluer la logique « milicienne » dans la logique « civique et citoyenne » de l’Etat de droit, c’est l’inverse qui s’est produit.

C’est la « milice » qui a pris le dessus sur « l’Etat » dans l’administration publique et dans la vie politique. La dépendance accrue du système judiciaire aux politiques, partisans, sectaires et corrompus, et les écueils répétés qui empêchent d’assoir sur des bases modernes, justes et transparentes, une vraie indépendance de la justice, gage et garantie d’un véritable Etat de droit. La gangrène de la corruption d’Etat qui se généralise à tous les étages de notre vie nationale et qui passe, entre autres, aussi, par une corruption « organisée », une corruption « en col blanc », une corruption « d’influence ». Le népotisme et le clientélisme qu’une classe politique, inamovible, avide de pouvoir et d’argent, normalise sans vergogne. La désorientation presque irréversible du « sens politique national » au profit des logiques politiques communautaristes qui instrumentalisent les peurs pour servir les intérêts sectaires et partisans, et qui creusent le tombeau du Liban. Les dérives de la dépendance accrue de la classe politique aux puissances étrangères, de l’Est et/ou de l’Ouest. La logique de la « terreur » qui s’établi et menace tous les droits fondamentaux et les libertés essentielles, conséquence logique de la « militarisation » illégale qui, non seulement détruit le sentiment de « sécurité » chez tous les citoyens, mais aussi fait abattre la logique de l’Etat démocratique qui, seul, doit avoir le monopole de la « violence légitime ». La crise de confiance sans précèdent qui creuse un gouffre entre la classe politique libanaise et le peuple, toute tendance confondue, expression d’un divorce inopérant qui n’aboutit à rien de positif, ni dans un sens ni dans l’autre, et qui bloque à tous les étages, la République.

La double impasse d’un pouvoir qui a perdu toute légitimité, mais qui reste encore aux manettes avec une grande passivité coupable, voir meurtrière, et d’une révolution qui est traversée par des égos et des courants politiques contradictoires, qui a réussi à secouer ce pouvoir sans pour autant le déboulonner, ou entamer sa capacité de nuisance. L’effondrement successif des secteurs bancaires, socio éducatifs et universitaires, touristiques et hospitaliers, qui ont été les belles citadelles de la réussite libanaise et les piliers qui ont fait la gloire d’antan du Liban. Enfin, il ne manquait plus que l’explosion de type hydrogénique qui a ravagé la ville de Beyrouth pour dresser un voile apocalyptique sur l’ensemble du Liban et de sa capitale, ville lumière de l’Orient.

Le Liban vit ainsi une « descente aux enfers » accélérée qui emporte tout sur son chemin, espoirs et convictions, gloire d’antan et promesses de salut. Les libanais assistent, impuissants, à la propagation d’un feu incendiaire que personne n’arrive à éteindre. Traumatisés et dégoûtés, ils ont l’impression d’être « captifs » au vrai sens du terme, d’un présent qui n’a plus d’avenir, d’un quotidien qui est sans espérance, d’une vie sans perspective.

A entendre les discours des uns et des autres, ce qui unit les libanais aujourd’hui, surtout à l’aune des traumatismes de l’explosion hydrogénique du 4 août 2020, c’est l’existence d’une vraie « boule au ventre », celle de la crainte d’un quotidien qui est devenu excessivement pesant et compliqué, celle d’un avenir incertain en raison de l’effondrement de l’édifice étatique et sociétal, et celle d’une insécurité croissante, en raison des dangers de vivre sur une poudrière qui peut à n’importe quel moment exploser. Le point culminant a été l’espérance suscitée par l’initiative française, saluée par tous pour sa solidarité et sa compassion avec les drames libanais, mais qui malheureusement n’a pas fait long feu. L’avidité des politiciens libanais a fait son affaire. Plus rien ne semble pouvoir arrêter cette descente aux enfers !

Le débat sur la neutralité, un superflu pourtant vital

Dans ce contexte national dramatique et assombri, où la résilience libanaise traditionnelle semble marquer le pas, le débat sur la neutralité qui s’enflamme, ici et là, avec de forts accents journalistiques qui manquent de rigueur, ne semble pas être la priorité des préoccupations des libanais. Il risque en l’absence d’élites suffisamment éclairées et désintéressées, capables de le porter à la bonne mesure de l’enjeu stratégique qui est le sien, de sombrer dans les prises de positions politiciennes, passionnelles et passionnées, celles qui cherchent non pas à dégager une perspective utile pour le Liban mais à faire le jeu de l’instrumentalisation de ce débat à des fins politiques.

Et pourtant, au-delà de la dureté du quotidien libanais actuel et de ses méfaits, ce débat, comme celui du débat, encore à venir, sur la laïcité « contextualisée » au vécu libanais, est vital pour le Liban. Il nécessite cependant une plus grande sérénité de la part de ses promoteurs afin de ne pas polarisé le débat au risque de biaiser la réflexion et la diluer dans des oppositions stériles. La réflexion doit être objective et utile, pour faire émerger avec méthode et « intelligence des situations », des logiques de « concordance » nationale qui peuvent se traduire dans des plans d’action salutaires pour le pays.

Neutralité « du » Liban ou Neutralité « au » Liban ?

En parlant de la neutralité, une question essentielle qui n’est pas dénuée de sens, s’impose en préliminaire à toute réflexion. S’agit-il en l’espèce de la neutralité « du » Liban ou de la neutralité « au » Liban ? La nuance n’est pas que sémantique. Elle est, ici, essentielle aussi.

Il est légitime en effet de s’interroger si la neutralité est « constitutive » de l’être essentiel, civilisationnel, constitutionnel et géopolitique du Liban ? Est-ce une donnée géostratégique qui fait partie « intégrante » de son essence nationale et des gênes de son pacte socio-politique ? Ou, bien, elle n’est qu’un « projet politique » superfétatoire, qui manquerait jusqu’alors de consensus, qui est encore à débattre et à construire, et qui pourrait être selon certains, une voie (voir l’unique voie) pour sauver le « vivre ensemble » au Liban ?

Une neutralité constitutive de l’être libanais dans l’histoire ?

Parler de la neutralité n’implique pas uniquement le maniement de concept juridique du droit international public. Il s’agit avant tout de dispositions de l’esprit d’une nation. Est-ce donc une forme d’intelligence qui aurait été développée au cours de l’histoire du Liban pour savoir, comme l’écrivait avec brio, Michel CHIHA, comment « canaliser le torrent d’où qu’il vienne, si nous ne voulons pas qu’il nous emporte » ?

Dans son introduction à une conférence intitulée le « LIBAN AUJOURD’HUI », donnée en 1942 au Cercle de la Jeunesse catholique de Beyrouth, le père de la Constitution libanaise, Michel CHIHA, mis le doigt sur ce charisme en faisant une « tentative de regroupement et de synthèse historique » du Liban, et en présentant l’effort ainsi entrepris « pour constater ce que nous sommes, pour l’expliquer aussi, par ce que nous fûmes sans doute, mais surtout par la nature des choses ».

CHIHA, un intellectuel d’une grande culture socio-politique et historique, a mis ainsi en exergue la position « géographique » (aujourd’hui on dirait, géopolitique) du Liban et a mis le doigt sur ce qu’elle implique pour lui en termes de charisme d’intelligence, de positionnement et de médiation, des charismes nécessaires pour développer des formes de neutralités actives, utiles et intelligentes, pas seulement pour le Liban, mais aussi pour servir sa vocation universelle dans le monde. « La situation géographique très enviée et très périlleuse (suivant le point de vue) qui est le nôtre, écrivait CHIHA, ne nous permet pas d’espérer mieux que cette stabilité-là, en subordonnant d’ailleurs son existence même à la fermeté de notre âme et de notre volonté, à l’action de notre intelligence. Nous avons vécu, nous sommes condamnées à vivre dangereusement. Il faudra toujours que nous endiguions ou que nous canalisions le torrent, d’où qu’il vienne, si nous ne voulons pas qu’il nous emporte ». Il s’agit là de tout un programme pour le charisme d’une neutralité active professant et développant une vive intelligence des situations !

La neutralité n’est pas sans lien direct avec la géographie politique d’un espace

Plus loin, il revient dans sa conférence, de nouveau, sur la caractéristique géographique du Liban et son impact sur sa géographie mentale en dégageant, là aussi, des traits qui servent de fondements pour un charisme de neutralité active, utile pour le Liban et, bien au-delà. « Considérant la situation géographique du Liban, écrivait-il, remarquons que, placés au point de jonction de trois continents, nous sommes évidemment une tête de pont idéale, mais aussi un des observatoires du monde ». « Tête de pont idéale » et « observatoire du monde ». Là aussi, tout un programme !

Le Liban comme « axe » central, une position clé, une route, un carrefour, un lieu de passage !

Encore plus loin, il développe la thèse du Liban comme « axe » central qui relie différents espaces, et donc forcément, un axe de synthèse entre les courants centrifuges et centripètes de ces espaces différents. « Dans une hélice à trois branches, qui seraient l’Afrique, l’Asie et l’Europe, nous figurerions assez bien dans l’emplacement de l’axe. Nous occupons ce qu’on peut appeler une position clé. La route terrestre et aérienne des Indes passe et passera de plus en plus par nos latitudes ».

Michel CHIHA développe aussi les contraintes de la position de « route » qu’occupe le Liban et là aussi, ce qu’elle implique pour lui, comme développement d’une intelligence et d’une force qui permet de préserver son être. « Du point de vue économique, qui est celui des échanges, qui dit route dit absence nécessaire d’obstacles et de barrières ; toutes les fois qu’on a fermé une route essentielle il s’est trouvé un conquérant pour la forcer » ; et du point de vue politique « un peuple en tant que nation ne peut croître et se maintenir sur une de ces voies capitales que vingt autres nations utilisent et que naturellement elles convoitent, sans être très fort par lui-même ou sans d’inféoder ou s’allier à un autre peuple qui le soit ». Là aussi, tout un programme pour que le Liban soit « fort par lui-même », sans s’inféoder à et/ou s’allier à un autre peuple qui le soit. N’est-ce pas là aussi, une invitation à une forte forme « d’intelligence des situations » qui permet de garder la « route ouverte » sans s’inféoder ni s’allier à une quelconque autre nation ? N’est-ce pas là une forme « sui generis » de neutralité intelligente à développer qui permet de dialogue avec les forts sans s’inféoder à eux, justement parce que la neutralité active permet de s’affranchir des logiques de contraintes à partir du moment où l’espace est également ouvert à tous ?

Neutralité ou Neutralités ? Quelques considérations méthodologiques indispensables au débat !

Comme il n’existe pas une seule conception de la « laïcité » mais, d’évidence, des laïcités (c’est ainsi qu’un des spécialistes en la matière, le professeur Jean BEAUBEROT, a intitulé son ouvrage « Laïcités sans frontières »), de même, il n’existe pas une seule conception de la neutralité, qui soit normative de toutes les autres, mais bien des « neutralités » multiples et différenciées. Il y a ainsi les formes de neutralité positive, de guerre, d’anticipation, la neutralité permanente, intelligente, active, passive, dynamique, acceptée, unilatérale etc. En tout état de cause, à chaque fois, il s’agit de neutralités « contextualisées » en fonction des considérations propres à chaque situation géopolitique et chaque nation dont l’Etat s’approche de l’adoption de cette conception de droit international public.

Il n’y a pas, par ailleurs, et ne doit pas y avoir, de « déterminisme de la pensée », ni « d’idéologisme doctrinaire » en matière d’approche intellectuelle de la « neutralité » mais à notre avis, une lecture à chaque fois contextualisée et différenciée, objective et rationnelle, aussi pragmatique que possible, qui tient compte des contraintes géographiques d’un espace mais aussi, et surtout, du degré de « maturité » de la prise de conscience nationale d’une nation de son besoin de « neutralité ».

Un tel discernement est nécessaire pour guider, avec lucidité et sérénité, la feuille de route de la mise en chantier de la neutralité contextualisée, en dégageant aussi bien les contraintes et les opportunités, les facteurs positifs aussi bien que négatifs et d’en faire un bilan d’adéquation de ces facteurs au besoin et à la vocation d’un pays.

La démarche doit ainsi rejeter tout « parachutage » de solutions de neutralité qui auraient été expérimentées et réussies par dans d’autres pays. Les faire appliquer sans contextualisation dans une approche normative « top down » à une situation nationale donnée est certainement à éviter. On ne peut pas dire, par exemple, que la neutralité à la Suisse ou bien la neutralité autrichienne, qui déjà sont deux modèles foncièrement différents l’un de l’autre, sont applicables ou transposables au Liban « ispo facto », tout simplement parce qu’il y aurait quelques éléments de comparaison entre ces modèles et la situation au Liban !

La contextualisation ici et maintenant est donc le maître mot en l’espèce ! La lecture qu’elle implique devrait être effectuée selon une approche méthodologique « globale », qui doit être « inclusive » de tous les facteurs socio-politiques, psychologiques, culturels, géopolitiques et géostratégiques (etc.), historiques et/ou actuels, liés à la neutralité visée.

Il est nécessaire donc, de toiletter le débat au LIBAN autour de la neutralité projetée, de toutes les conceptions héritées du passé, développées dans un contexte de guerre, dans un contexte d’affrontements politiques et/ou idéologiques, qu’elles soient des conceptions internes et/ou externes, et surtout, celles qui avaient été instrumentalisées pour s’opposer à la neutralité, ou pour s’en réclamer. Par exemple, les concepts de « consensus arabe » ou de « panarabisme » sont désormais désuets. Qui peut aujourd’hui, après la fragmentation politique arabe, parler de « consensus arabe » à préserver, ou de « panarabisme » qui dicterait au LIBAN un alignement politique, coûte que coûte, et une solidarité aveugle avec une soi-disant « position arabe commune » sur des sujets très différents ? D’ailleurs, dès 1951, Michel CHIHA plaidait dans une conférence donnée en 1951 au Cénacle Libanais sur le thème « visage et présence du Liban », intitulée « LE LIBAN DANS LE MONDE », pour une vocation différenciée du Liban au sein du monde arabe et non pas d’un alignement qui n’est point significatif. « Le métier du Liban est de contribuer de toutes ses forces à l’équilibre arabe en vue du bonheur collectif. La chance des Arabes est dans un équilibre et non point dans une fusion génératrice d’incompatibilités et de désordres ».

N’est-ce pas là aussi, une feuille de route pour une vocation libanaise renouvelée, qui plaide aujourd’hui en faveur du redéploiement du charisme de médiation intelligente qui s’écarte des positions idéologiques et doctrinaires stériles ? Dans ce sens, la neutralité active, dynamique et positive, est alors un « engagement pour le bien » et pour le « bonheur collectif arabe » qu’évoquait CHIHA.

Une autre leçon méthodologique importante est à mettre en relief. Ce n’est pas parce que le débat sur la neutralité du Liban avait été pollué dans le passé, et/ou avait été posé d’une manière passionnée et/ou passionnelle, biaisée et/ou claire, pacifique et/ou conflictuelle, qu’il convient aujourd’hui de le dégager illico en ressuscitant les démons du passé pour le polluer de nouveau avec des positions, pour ou contre. A l’instar des êtres humains, les situations étatiques et nationales évoluent et appellent des mises à jour perspicaces, pragmatiques et intelligentes qui tiennent compte des expériences vécues et capitalisées qu’elles soient positives et/ou négatives, mais aussi des évolutions et des données du moment.

Par exemple, nous constatons aujourd’hui un changement de paradigme politique mais aussi sémantique, dans le traitement de la question israélo-arabe, aussi bien entre les acteurs concernés qu’entre les observateurs. Les accords de « normalisation » entre certains pays arabes et Israël (face à de nouvelles menaces et de nouveaux dangers) introduisent une donnée stratégique nouvelle car ils changent la donne des cartes politiques aussi.

L’accord cadre que vient, par ailleurs, de signer et d’approuver le Liban, pose de même de nouvelles interrogations et suscite de nouvelles considérations et conséquences qui peuvent découler de cet accord. La délimitation de la frontière maritime et terrestre sur la frontière libanaise au Sud, change la donne pour l’Etat hébreu car elle l’oblige « à avaler » ses menaces expansionnistes historiques vers le Liban et ses ressources mais aussi à mettre de côté, dans le droit international, l’idée qui faisait toujours peur aux arabes, d’un Etat, Israël, aux frontières amovibles et glissantes. La délimitation des frontières met fin à cette menace et ces craintes. Elle vide aussi, du côté libanais, de leur sens toutes les oppositions doctrinaires et idéologiques des forces politiques libanaises qui s’opposent par principe à une normalisation et à une paix avec l’Etat hébreu. La délimitation des frontières n’implique-t-elle pas une reconnaissance et une normalisation avec l’autre ? Donnée nouvelle qui risque de chambouler toutes les approches traditionnelles de la neutralité …

La démarche d’ingéniosité dans la construction d’une neutralité libanaise sui generis

In fine, il est capital de faire ainsi appel à l’ingéniosité dans ce débat et à réfuter les mimétismes intellectuels. Les élites libanaises qui s’approchent de ce dossier ne doivent pas hésiter à s’écarter des paradigmes existants s’il le faut, et ce afin de « construire » avec « ingéniosité », « intelligence » et « pragmatisme », les caractéristiques d’une possible « neutralité à la libanaise » en lui donnant une feuille de route concrète qui lui assure son insertion aussi bien dans l’espace juridique libanais interne que dans l’espace du droit international public. C’est cette démarche d’ingéniosité que j’appelle de mes vœux pour élaborer les conditions nécessaires et suffisantes d’une neutralité « sui generis » pour le Liban !

C’est ainsi que Michel CHIHA, dans une conférence donnée en 1951 au Cénacle libanais sur le thème « visage et présence du Liban », intitulée « LE LIBAN DANS LE MONDE » explique « qu’un budget de l’Etat libanais qui tienne vraiment compte de l’avenir devra toujours revêtir une forme originale et personnelle. C’est pure folie d’établir ici nos règles d’après celles des autres pays, qu’ils soient d’Occident ou d’Orient ».

C’est cette stratégie de différenciation aussi bien au regard de l’Orient que de l’Occident, et cette stratégie d’ingéniosité à la libanaise à construire, qui pourrait fonder là aussi une réflexion sur la neutralité sui generis à la libanaise.

Quelles sont les constantes de fond à prendre en compte ?

La neutralité n’est donc jamais désincarnée. Elle doit être l’incarnation d’une réalité vécue et l’émanation d’une lecture concordante et objective des motifs qui la fondent, comme décision nationale souveraine Au-delà des constats méthodologiques, il y a une série de « constantes » de fond à prendre en compte dans la délimitation des caractéristiques essentielles de la neutralité à la libanaise.

  1. Une des constantes fondamentales du vécu politique libanais, bien avant la fondation de l’Etat du Grand LIBAN en 1920, c’est « l’interaction des influences » entre les facteurs intérieurs et extérieurs dans le vécu national. La question de savoir « qui domine qui », et « qui instrumentalise qui » dans cette équation, n’est pas le sujet. L’interaction doit être réorientée vers le bien et pour se faire, elle doit être appréhendée pour éviter toute instrumentalisation.
  2. Cette équation est grandement due à la configuration géopolitique centrale de ce pays qui est celle à la fois, d’une « route » et d’un « carrefour ». Une configuration aussi bien reliée à l’intérieur oriental, tout en étant protégé de lui par les chaînes de montagne de l’ANTI-LIBAN, et en même temps, ouverte aux influences occidentales par son front de mer. Le Liban est ainsi par son être essentiel et sa vocation, tournée aussi bien vers l’Orient que vers l’Occident. Le tourner vers l’une de ses destinations à l’exclusion de l’autre, implique une amputation de l’être libanais.
  3. Une autre constante importante réside dans le fait que le Liban a toujours été une « terre de refuge » pour toutes les minorités persécutées dans la région, permettant à celles-ci de s’y installer et de s’isoler des menaces sans être inquiétées.
  4. Une constante essentielle aussi doit appréhender le Liban comme une « mosaïque » qui est fondée non pas sur l’uniformité mais sur la diversité des traditions et expressions des composantes qui le forment, qui ont apporté avec elles, leur propre bagage socio-culturel et religieux, fait d’inconscient historique et de projection de soi. Elles ont apporté aussi leurs accointances et références avec leur propre étranger. Le tout n’est pas de neutraliser ces références mais de les réorienter vers le bien de l’Etat du Grand Liban.
  5. La coexistence de cette diversité n’a pas toujours été chose simple. Sur la durée, elle est devenue une constante de cette terre. Les différentes composantes ont été fédérées entre elles, au début, malgré leurs différences, par le souci commun de la sécurité. Même si elles se sont battues entre elles et ont été souvent concurrentes, elles se sont coalisées souvent face à l’étranger, qui les menaçaient tous. Avec le temps, elles ont appris à se croiser, sociologiquement, par le mariage, et politiquement, par les alliances. Ce fut un passage progressif, d’une coexistence physique, à une coexistence socio-politique et économique et à une insertion dans un même espace géopolitique et juridique (l’Emirat des Princes, la QUAIMAQUAMIYA, la MOUTASARRIFYA du Mont Liban, l’Etat du Grand Liban).
  6. A prendre en compte aussi le fait que la gestation politique nationale libanaise qui a débuté avec le règne de la Principauté de l’Emir FAKHREDINE, a été progressive. Elle a connu des hauts et des bas depuis. Mais la coagulation des composantes sociopolitiques libanaises entre elles et leur adhésion à l’idée d’une appartenance commune à une même terre et à une même destinée, organisée par un même pouvoir, elle aussi, a été progressive. Par exemple, si les chiites, les chrétiens et les druzes ont été depuis tout temps des constantes d’adhésion à cette idée libanaise, la composante sunnite n’y a adhéré que très tardivement par une bascule entre les deux grandes guerres.
  7. Le Pacte national de 1943 a établi une forme de neutralité « passive », « négative » à travers la formule « Ni Orient Ni Occident ». Cette formule a fait dire au journaliste Georges NACCACHE dans un célèbre article critique de 1948 que « deux négations ne faisaient pas une nation». NACCACHE avait raison car une telle neutralité était formulée d’une manière « négative », dans le sens où elle exprimait ce que les Libanais ne voulaient pas, mais ne disait pas ce que les libanais voulaient. D’où la grande difficulté de traduire cette formule négative dans une politique étrangère cohérente.
  8. Il faut le dire, la formule actée dans le Pacte de 1943 était le fruit de la lente gestation d’un compromis historique entre les deux grandes guerres pour faire converger essentiellement les musulmans sunnites vers l’idée d’acceptation du Grand Liban, qu’ils refusaient jusqu’alors. Il ne faut pas oublier que le CONGRES DU SAHEL en 1936 avait été tenu pour réclamer la décomposition de nouveau du Grand Liban de 1920 pour le diluer dans une entité syrienne plus large.

Le compromis de 1943 in fine n’a été possible, entre les deux figures de l’indépendance, BECHARA EL KHOURY, le chrétien maronite, et RIYAD EL SOLH, le musulman sunnite, que parce qu’une évolution des élites sunnites et chrétiennes a été possible aussi en faveur d’un courant « indépendantiste » par opposition à un courant « unioniste » (soit avec la France, soit avec la Syrie). C’est ainsi que la neutralité négative du ni-ni, mal définie, mais existante quand même, a été dans l’essence du compromise historique de 1943. Si elle a pu émerger ainsi, c’est qu’elle a été, et l’est encore aujourd’hui, en corrélation avec l’essence et la vocation du Liban, sur le plan régional et universel.

Mais NACCACHE avait raison car si le PACTE de 1943 a permis l’indépendance du Liban, il fallait que sa gouvernance politique suive pour soutenir et affermir cette indépendance afin de développer l’entente nationale, encore frêle, et la consolider pour la développer vers une véritable union nationale. Or la dérive confessionnelle et clientéliste de la gouvernance politique du Liban depuis l’indépendance, a fragilisé l’unité nationale et, du coup, a empêché, dommage collatéral important, le développement de la neutralité « passive » du Pacte de 1943 vers une véritable neutralité « positive », active et utile qui aurait pu préserver le Liban de toutes les secousses régionales qui allaient éclater au Proche-Orient et sur son espace.

Ainsi, la fragilisation de la démocratie, de la laïcité au profit du confessionnalisme politique, et de l’unité nationale a fait éclater la « neutralité » du Liban, entrainant ce pays dans la politique des « fronts » (Pacte de Bagdad, Nasserisme, OLP, etc.). La fragilisation du lien national a poussé depuis, constamment, tous les acteurs libanais à instrumentaliser le soutien extérieur pour obtenir satisfactions de leurs revendications internes. Tout le monde est tombé dans ce piège mortel au détriment du Liban.

Ainsi, il n’est pas vrai que le Liban a vécu une neutralité entre 1943 et 1975 et que celle-ci a éclaté en raison de la guerre de 1975. S’il y avait dans le Pacte de 1943 une « équation de neutralité » fondée sur la formule négative du ni-ni (Ni Orient Ni Occident), celle-ci était une « promesse » de neutralité qui devait être consolidée et développer concomitamment avec le développement de l’unité nationale, par le dépassement des facteurs de division (le confessionnalisme politique, la lutte pour le pouvoir accaparé par les uns, revendiqué par les autres etc.), la porte par laquelle les influences étrangères s’infiltrent… Les multiples descentes aux enfers que le Liban a connues depuis, ne sont pas dues à la défaillance de la politique de neutralité mais à la défaillance de la gouvernance politique libanais qui n’a pas su consolider l’entente nationale, en l’affermissant par une politique étrangère fondée sur la neutralité active.

Conclusion

Leçon capitale pour aujourd’hui. La neutralité qu’elle soit passive ou active, ne peut sauver le Liban malgré lui. La neutralité qu’elle soit active ou passive, n’est qu’un leurre en l’absence d’une véritable unité nationale « intériorisée » par tous les libanais. L’affermissement de cette unité nationale passe par l’affermissement d’un système politique démocratique acceptable et accepté par toutes les composantes libanaises, celui d’un Etat de droit, qui empêche l’instrumentalisation des facteurs de divisions internes, par les influences externes. La politique de neutralité est intimement liée à la démocratie et à la laïcité qui font émerger aussi bien la logique de « l’Etat de droit » que la logique « citoyenne ». Elle complète ainsi l’unité nationale et lui est consubstantielle. Sans elle, elle ne peut voler de ses propres ailes. Avec elle, elle sera alors le bouclier qui protège un Liban « uni » et le préserve de toutes menaces externes.


ACTUALITES – PRESSE


Neutralité Liban

Il faut consacrer la neutralité du Liban ! par Renaud Girard – Le figaro du 10 août 2020

par Renaud Girard est géopoliticien, grand reporter et correspondant de guerre. Chroniqueur international du Figaro, journal pour lequel il a couvert les principaux conflits de la planète depuis 1984, il est également professeur de Stratégie à Sciences Po Paris. Il a notamment publié Retour à Peshawar (éd. Grasset, 2010) et dernièrement Le Monde en guerre (éd. Montparnasse, 2016).

L’explosion gigantesque qui a, le mardi 4 août 2020, soufflé les installations du port de Beyrouth et fortement endommagé les vieux quartiers chrétiens, est une tragédie supplémentaire pour le Liban, déjà victime d’une grave crise politico-financière. Une fois n’est pas coutume, cette destruction n’est pas due à la guerre. La responsabilité en incombe à l’incurie de l’État. Malgré les avertissements répétés des autorités portuaires, il a négligé de disperser un très gros stock de nitrate d’ammonium (engrais très courant, mais pouvant, à haute température, se transformer subitement en explosif), qui lui était arrivé par hasard il y a six ans, comme chargement d’un cargo moldave ayant fait escale à Beyrouth pour une avarie de moteur, et qui n’avait pas été, pour des raisons de vétusté, autorisé à repartir.

C’est une tragédie, née de l’effondrement des institutions libanaises. Mais la France ne saurait faire la leçon au Liban. Elle a connu chez elle sa propre explosion meurtrière de nitrate d’ammonium (usine AZF de Toulouse, septembre 2001), et même, en avril 2019, l’incendie de sa cathédrale nationale.

La France s’est, en revanche, à raison précipitée pour venir en aide au Liban. C’est un État créé par elle en 1920, sur les ruines de l’Empire ottoman, à la demande de la communauté chrétienne, alors majoritaire. C’est une nation dont les élites ont toujours parlé français. C’est un pays pour lequel le général de Gaulle s’était brouillé avec Israël, lui imposant un embargo complet sur les armes après qu’un commando héliporté de Tsahal eut, en décembre 1968, fait sauter, sur l’aéroport de Beyrouth, 14 avions de ligne libanais.

Marraine du Liban, la France lui est toujours restée proche. En novembre 2017, Emmanuel Macron avait obtenu la libération du premier ministre libanais Saad Hariri, que le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) retenait en otage à Riyad.

Au sein des pays arabes, c’est le Qatar qui a été le premier à faire parvenir son aide à Beyrouth. Le riche émirat gazier avait déjà reconstruit nombre de villages du Sud-Liban qui avaient été détruits à l’été 2006 par la guerre de 33 jours entre le Hezbollah et l’État d’Israël. Et le dernier accord politico-constitutionnel signé entre les factions libanaises – toujours en vigueur – l’a été à Doha, le 21 mai 2008.

Seul pays (avec Israël) à jouir au Moyen-Orient de la liberté de la presse, le Liban possède donc de nombreux amis, en Occident et dans le monde arabe. Ce territoire montagneux, grand comme deux départements français et peuplé de 7 millions d’habitants, bénéficie en outre de l’appui d’une diaspora très riche de dix millions de personnes, faite de familles ayant réussi dans les Amériques, en Europe, en Afrique, dans le Golfe.

Malgré toutes ces bonnes fées, le Liban ne parvient pas à rétablir un État fort et indépendant, comme il en existait un du temps de la présidence de Fouad Chehab (1958-1964), époque où l’on qualifiait le pays de «Suisse du Moyen-Orient». Depuis les accords du Caire de novembre 1969 (où sous pression nassérienne, le Liban a été forcé d’accepter chez lui des milices palestiniennes armées), l’indépendance du pays a progressivement sombré, sous les coups des puissances régionales. Il est devenu leur terrain d’affrontement par procuration durant les quinze ans de la guerre civile (1975-1990).

Le système confessionnel, qui apparaissait au départ comme un modèle de justice, d’équilibre, de tolérance, est petit à petit devenu un poison paralysant l’État libanais. Il n’a pu éviter les influences étrangères: présence militaire syrienne jusqu’en 2005, incursions israéliennes à répétition, militarisation de la communauté chiite par l’Iran (via le Hezbollah), argent saoudien irriguant la communauté sunnite, etc. Vaccinés, les Libanais ont réussi à ne pas se faire happer par la guerre civile syrienne, qui dure depuis neuf ans. Ils sont restés neutres. Mais le Liban n’a toujours pas recouvré sa pleine souveraineté, car il demeure le jouet potentiel de conflits extérieurs à lui. La milice chiite du Hezbollah reste aujourd’hui un instrument aux mains du guide de la révolution iranienne dans sa grande confrontation avec Israël.

Pour assurer leur survie, les chrétiens libanais ont un moment songé à une alliance stratégique avec Israël, avant d’y renoncer en 1983.

La recherche par les Libanais d’une sécurité que leur fourniraient les puissances régionales (Israël, Égypte, Arabie saoudite, Iran, Turquie) est illusoire. Seules les grandes puissances mondiales, désintéressées sur ce cas d’espèce, peuvent dessiner une sécurité à long terme pour le Liban. Le Conseil de sécurité de l’ONU, qui les regroupe, pourrait très bien adopter une résolution qui fasse du Liban un pays officiellement neutre et fixe définitivement ses frontières. Mais il faudrait qu’il le fasse sous chapitre VII de la Charte (qui autorise, sous conditions, le recours à la force), de manière à pouvoir légitimement tenir tête à tous ceux qui s’aviseraient, comme les pasdarans iraniens qui ambitionnent de mener une guerre larvée par procuration, de porter atteinte à cette neutralité.


la-neutralité-du-libanLa neutralité du Liban, c’est quoi ? par Georges Tyan

Il y a un sujet qui me tracasse, le problème est sans doute majeur pour que le chef de l’Église maronite y revienne deux dimanches de suite dans ses homélies.

Ce n’est pas un monsieur facétieux, s’il aime les caméras et prend des poses, cela ne veut nullement dire qu’il soit léger ; au contraire, en bon pasteur sans doute veut-il frapper l’esprit de son auditoire, attirer son attention, de façon à ce qu’il boive ses paroles, les ingurgite, les assimile, se les mette bien en tête.

Ce ne sera pas paroles d’évangile, mais c’est tout comme. Le neutralité du Liban.

En bon communicateur il prendra dans quelques jours son bâton de pèlerin, entamant un périple pour vendre son produit à commencer par le Vatican, siège de notre sainte mère l’Église catholique, qui de par sa puissance morale sur l’échiquier international l’aidera, pense-t-il, à faire avancer son projet.

Pourquoi pas, d’autant plus que localement, il est soutenu par tous ceux qui ont été à la tête du pillage institutionnalisé des richesses du Liban. Le pire qu’ait connu notre pays ces trois dernières décennies.

Qu’il s’agisse de ses supporters ou de ses contempteurs, nul d’entre eux n’est innocent, ils ont tous participé allègrement au dépeçage du Liban, à son appauvrissement et, à Dieu ne plaise, à sa mise à mort, alors que ce sont eux qui doivent disparaître après avoir rendu gorge, être passés par la case Roumieh et mieux encore avoir dansé sur l’échafaud.

Revenons à nos moutons, la neutralité du Liban.

Pour ne pas rester bête, je demande à ce saint homme ou à tout Bon Samaritain de bien vouloir éclairer ma lanterne, me dire comment il l’envisage dans un pays où se trouvent quatre cent mille réfugiés palestiniens à couteaux tirés avec l’État forban d’Israël.

Nous avons accueilli plus de deux millions de Syriens, qui font comme ils veulent chez nous, pillards invétérés, nul doute que leur loyauté va en premier au régime syrien assassin et revanchard.

Sans perdre de vue les quelques illuminés aux idées noires, le sourire malicieux, sournois et pernicieux, qui tablent sur l’appartenance communautaire de cette armée de l’ombre pour, le moment venu, renverser la table, piper les dés et tronquer les statistiques.

Cerise sur le gâteau, une communauté principale de notre pays, qui nous est très chère, faisant partie de nous, de notre tissu national, est prise en otage par la force des armes, terrorisée et asservie à un État étranger dont nous ne comprenons ni la langue ni les idéaux, lui servant de bras armé pour ses basses œuvres.

Reste une inconnue de taille, les partis politiques libanais qui soi-disant sont contre l’ingérence étrangère dans nos affaires internes, mais qui vivent et fleurissent des subsides des roitelets du pétrole. Ce matin ils sont pour la neutralité du Liban, mais demain au cas où le petit prince serait indisposé, qu’en sera-t-il ?

Je me pose beaucoup de questions, je reste perplexe, je n’ai réponse à rien, sauf une constante où je rejoins le saint homme : nul ne doit imposer sa volonté aux autres, même par la force des armes ou la terreur.

Faisons en sorte qu’il ne le puisse jamais.

Oublions la supercherie de Taëf, une nouvelle Loi fondamentale est inéluctable ; le peuple sera toujours le dernier recours, une seule tête émerge, un seul capitaine mène le navire.


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