Le consentement israélien au génocide

Journaliste au quotidien « Haaretz », Gideon Levy a passé sa carrière à dénoncer l’occupation des territoires palestiniens, la colonisation, les expulsions, le chantage à l’antisémitisme. Depuis deux ans, il est l’une des rares voix dans son pays à s’élever contre le bain de sang à Gaza. Comment une telle tragédie a-t-elle pu se dérouler dans le silence et l’indifférence de la plupart des Israéliens ?

par Gideon Levy

es massacres du 7 octobre 2023 ont provoqué la mort de la bande de Gaza. Il faudra des années pour qu’elle retourne à la vie, si tant est qu’elle y parvienne. Mais ces événements, et l’attaque israélienne qui a suivi, ont également tué l’espoir d’un Israël différent. Il est encore trop tôt pour mesurer l’ampleur des dégâts causés par cette guerre au sein de la société et de l’État israéliens. Le changement est à l’évidence radical. Ici aussi, le déblaiement des décombres et la reconstruction prendront des années, s’ils ont lieu un jour. Gaza et Israël ont été détruits, peut-être de manière irréversible, chacun à sa façon. La dévastation de la première se voit à l’œil nu, à des kilomètres à la ronde ; celle du second reste encore cachée sous la surface.

Le 7 octobre a constitué un tournant historique. Ce jour-là, le Hamas a envahi Israël et commis une tuerie sans précédent dans le pays. Et ce jour-là, Israël a changé de visage. Sa nouvelle figure était peut-être jusque-là dissimulée derrière un masque, n’attendant que le moment de se dévoiler. Ou peut-être que la mutation fut plus profonde. Quoi qu’il en soit, les démons ont alors jailli de la boîte, et ils ne sont pas près d’y retourner. La bande de Gaza est désormais inhabitable. Pour ceux qui aspirent à une vie libre et démocratique, Israël est lui aussi devenu une terre hostile.

Une certaine lecture des événements s’y est en effet immédiatement imposée, qui a modifié la conscience politique et existentielle du pays. Les dirigeants, les médias et les commentateurs ont aussitôt qualifié les attaques de « plus grande catastrophe qui ait frappé le peuple juif depuis la Shoah (1) ». La Shoah et le 7 octobre 2023 dans un même souffle donc, comme s’ils étaient comparables, comme s’il y avait eu deux exterminations… Une exagération absurde, sans aucun fondement — l’ampleur, les objectifs, les moyens, tout diffère —, mais répétée ad nauseam, et parfaitement calibrée pour servir la propagande gouvernementale. Car ce choix de comparaison n’avait rien de fortuit. Il découle de la victimisation qui accompagne Israël depuis sa fondation en 1948, consécutive au génocide du peuple juif ; une victimisation qui, aux yeux de nombreux Israéliens, donne au pays le droit d’agir comme aucun autre n’est autorisé à le faire. D’emblée affirmée comme une évidence dans le débat public, cette analogie constituait le feu vert qu’Israël se donnait à lui-même pour lancer son attaque : si le 7 octobre était un « holocauste », le génocide qui s’ensuivrait serait légitime.

« Et que vouliez-vous que nous fassions ? »

Ainsi l’état d’esprit du pays a-t-il changé ; ou du moins s’est-il révélé sans filtre, débarrassé de tout « politiquement correct ». De nombreux Israéliens, probablement la majorité d’entre eux, considèrent désormais qu’« il n’y a pas d’innocents à Gaza ». Selon une enquête du centre aChord, affilié à l’Université hébraïque de Jérusalem (août 2025), une telle croyance concerne 62 % des Israéliens, et même 76 % des Juifs israéliens. L’accusation, martelée sur tous les tons depuis deux ans, s’est peu à peu élargie, et il est devenu fréquent d’entendre également qu’« il n’y a pas de Palestiniens innocents » — c’est-à-dire que les Palestiniens de Cisjordanie méritent eux aussi d’être punis. Une telle idéologie pave la voie pour la droite israélienne, dont le vieux rêve est d’établir une terre juive « du fleuve à la mer », ethniquement pure (2).

Les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ont été perçus en Israël comme la preuve d’une soif de sang innée chez les Palestiniens. Toute mention des circonstances historiques, politiques ou sociales de cette attaque était considérée comme une tentative de justification, et donc comme une trahison. M. António Guterres, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), a été l’une des premières grandes voix internationales à évoquer ce contexte. Tel-Aviv l’a immédiatement qualifié d’antisémite. Comment osait-il ? La virulence du tir de barrage s’explique aisément : toute mise en perspective sape la légitimité de la « riposte » israélienne. Il faut donc ignorer la vie de siège sans espoir infligée aux habitants de Gaza, mais aussi l’abandon des Palestiniens par la communauté internationale, y compris par les pays arabes qui se sont progressivement rapprochés d’Israël (3).

Une autre évidence s’est répandue comme une traînée de poudre au lendemain du 7 octobre : celle selon laquelle Israël peut tout s’autoriser. « Et que vouliez-vous que nous fassions ? », entend-on constamment, comme si le génocide était la seule option possible. L’offensive sur Gaza est unanimement présentée comme un acte de légitime défense, autorisé par le droit international. La droite au pouvoir, qui n’a jamais cru à la cohabitation avec les Palestiniens, et qui ne les a même jamais considérés comme des égaux en tant qu’êtres humains, a pu se lancer dans son projet insensé de nettoyage ethnique de la bande de Gaza, sans craindre d’opposition à gauche et au centre. Les idées de paix, de règlement politique, de diplomatie, de solution à deux États ont totalement disparu des discours politiques. Dans un accord presque unanime, les divers partis considèrent qu’il n’y a plus de partenaire palestinien — puisqu’il n’y a pas d’innocents — et qu’il n’y a donc plus rien à discuter, mis à part la libération des otages israéliens.

Le refus du dialogue ne suffisant pas, Israël a repoussé les limites de l’horreur en bannissant les témoignages de solidarité à l’égard des Palestiniens. Toute expression d’empathie, d’inquiétude et, bien sûr, toute tentative d’aider Gaza sont devenues suspectes dans le pays, et parfois même illégales. Les Arabes israéliens (20 % de la population) sont muselés. Très rapidement, certains d’entre eux ont été arrêtés pour avoir publié des messages de compassion sur les réseaux sociaux, d’autres ont été licenciés (4). Cela incite à se tenir sage… Depuis, le ministre de la sécurité publique Itamar Ben-Gvir, d’extrême droite, veille à réprimer les actions en faveur de la paix. La population juive n’est pas épargnée : de nombreux militants de gauche ont été arrêtés pour cause de solidarité avec Gaza (5). Une chape de silence a recouvert le pays.

Privés ou publics, les médias israéliens ont volontairement collé à cette ligne, avec enthousiasme même. Depuis deux ans, sans aucune censure réelle — si ce n’est de l’autocensure —, ils ont décidé de ne pas couvrir les atrocités commises à Gaza (6). Leur public peut vivre avec le sentiment que seules vingt personnes y habitent : les vingt otages israéliens encore vivants. La famine, les destructions, les massacres de civils sont quotidiennement occultés, ou relégués à la marge des actualités, comme une sorte de concession symbolique à la vérité (7). En revanche, on ne compte plus les reportages sur les otages et les soldats israéliens tués. Tout Français, même le moins bien informé, s’est probablement trouvé confronté à plus d’images de la souffrance de Gaza qu’un Israélien moyen… Les médias privilégient le déni et la dissimulation avec d’autant plus de ferveur qu’ils savent très bien que cela correspond aux attentes de leurs consommateurs. Les Israéliens n’ont jamais rien voulu savoir de l’occupation ; désormais, ils ne veulent rien savoir du génocide. Les Palestiniens méritent leur sort, à quoi bon en parler ?

Chaque information provenant de Gaza est donc remise en cause : le nombre de victimes serait exagéré, il n’y aurait jamais eu de famine, etc. À l’inverse, les journalistes relaient servilement les récits de l’armée israélienne. L’hôpital Nasser a été bombardé, et vingt et une personnes, dont cinq journalistes, sont mortes ? Il abritait sûrement un quartier général du Hamas… Mais que faut-il penser d’une armée qui a tué près de vingt mille enfants en moins de deux ans ? Et que dire des données, compilées par l’armée israélienne elle-même, selon lesquelles 83 % des morts palestiniens n’avaient aucun lien avec le Hamas (8) ? Nul ne s’interroge. Le récit officiel est plus commode pour tout le monde : le gouvernement,

les militaires, les médias et leurs clients. Ce qui gêne est occulté, et tout le monde est content. Ainsi le pays se protège-t-il, grâce à un vaste système de propagande, en se cachant la vérité à lui-même. Et peu de citoyens s’en plaignent.

Le mensonge et la dissimulation sont monnaie courante en temps de guerre. Mais le cas israélien est particulier. Lorsque vous critiquez les médias russes pour leur couverture du conflit en Ukraine, vous savez parfaitement qu’en fait ils ne peuvent pas faire autrement. Les journalistes israéliens, eux, sont libres. Ils avaient le choix et ils ont sciemment renoncé à leur mission. Quand je montre parfois à des amis des vidéos horribles de Gaza — et elles ne manquent pas —, leur réaction est presque pavlovienne : « C’est peut-être un faux ? Ça a peut-être été généré par intelligence artificielle ? Ça a peut-être été filmé en Afghanistan ? » Ce déni protège la société israélienne de la confrontation avec la réalité.

Mais cela ne suffit plus, car les autres pays, eux, voient les atrocités commises à Gaza. Israël est en passe de devenir un État paria, ses citoyens sont confrontés à une hostilité croissante dans le reste du monde. Et que faisons-nous ? Nous blâmons le reste du monde : il est antisémite, il déteste Israël et les Juifs ; la planète entière est contre nous, quoi que nous fassions. Cette rengaine victimaire fait accepter aux citoyens la détérioration du statut international d’Israël. Le pays a renoncé à l’opinion publique mondiale.

Depuis le premier jour de l’attaque contre Gaza, des manifestations — parfois massives — sont certes organisées. Mais elles se concentrent presque exclusivement sur le retour des otages et sur la destitution du premier ministre Benyamin Netanyahou. Si les manifestants demandent la fin de la guerre, c’est uniquement en invoquant le sort des personnes enlevées et des soldats. Celui de Gaza reste ignoré, à l’exception d’une frange déterminée et admirable de militants pour la paix, dont on étouffe la voix. Le départ de M. Netanyahou est certes essentiel pour mettre fin à la guerre. Mais la question palestinienne dépasse largement l’identité du chef du gouvernement. Les courants fascistes et fondamentalistes, qui se sont fortement développés depuis deux ans et pénètrent désormais toutes les couches de la société, ne disparaîtront pas avec lui.

L’étau se resserre

Rien de tout cela n’aurait été possible sans le blanc-seing donné à Israël par les États-Unis, d’abord par M. Joseph Biden, et maintenant par M. Donald Trump. Non content de livrer des armes à son allié et d’assurer sa protection, le président américain se mobilise pour punir tous ceux qui osent critiquer Tel-Aviv (9). Les membres de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, qui avaient osé émettre un mandat d’arrêt international contre M. Netanyahou, en ont fait les frais : M. Trump a publié un décret (le décret 14203) pour leur imposer des sanctions personnelles. Face à l’unilatéralisme américain, l’Union européenne a atteint des sommets de pusillanimité. De peur de mécontenter Washington, et malgré des opinions publiques parfois très critiques d’Israël, elle refuse de prendre des mesures pour venir en aide à Gaza, en imposant par exemple des sanctions à Tel-Aviv. Les Européens se contentent de déclarations de pure forme, en reconnaissant un État palestinien qui n’existe pas, et qui ne sera pas créé dans un avenir prévisible. Ce qu’ils ont su faire contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud et contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine, ils s’en révèlent incapables contre Israël.

Mais les Israéliens commencent à sentir l’étau se resserrer lors de leurs voyages à l’étranger, comme dans leurs contacts économiques, scientifiques, commerciaux, culturels et même personnels avec le monde. La pression s’intensifie sur le pays et ses habitants. Jusqu’à présent, rien n’est parvenu à stopper la danse macabre du nettoyage ethnique à Gaza. Enfermés dans un univers à part, déconnectés de la réalité, les Israéliens n’y mettront pas fin par eux-mêmes. Il revient donc au reste du monde de sauver Gaza.

(Traduit de l’anglais par Benoît Bréville.)

Gideon Levy

Écrivain et journaliste au quotidien Haaretz (Tel-Aviv).

(1) Comme l’a affirmé M. Benyamin Netanyahou dans un discours devant la Knesset, le 12 octobre 2023.

(2) Lire Alain Gresh, « Vider Gaza, ce vieux rêve israélien », Le Monde diplomatique, mars 2025.

(3) Lire Akram Belkaïd, « Les dilemmes du monde arabe », Le Monde diplomatique, novembre 2024.

(4) Sara Monetta, « Israeli Arabs arrested over Gaza social media posts », 21 octobre 2023.

(5) Adi Hashmonai, « “Go to Gaza” : Anti-war protesters detained overnight, say police berated them », Haaretz, Tel-Aviv, 13 septembre 2025.

(6) Emma Graham-Harrison et Quique Kierszenbaum, « “Journalists see their role as helping to win” : How Israeli TV is covering Gaza war », The Guardian, Londres, 6 janvier 2024 ; Anat Saragusti, « “The world is against us” : How Israel’s media is censoring the horrors of Gaza », Haaretz, 28 mai 2025.

(7) Lorenzo Tondo, « Israeli media “completely ignored” Gaza starvation — is that finally changing ? », The Guardian, 17 août 2025.

(8) Yuval Abraham et Emma Graham-Harrison, « Revealed : Israeli military’s own data indicates civilian death rate of 83 % in Gaza war », The Guardian, 21 août 2025.

(9) Lire Eric Alterman, « M. Trump en guerre contre la libre expression », Le Monde diplomatique, mai 2025.