Crash du SCAF?

ce qui devait constituer le plus grand projet d’armement européen est au point mort : le système de combat aérien du futur (SCAF), initié dès 2017 entre la France et l’Allemagne, rejointes par l’Espagne, pourrait ne jamais voir le jour. Ce programme, longtemps chouchouté par l’exécutif français mais miné depuis plusieurs années par les divergences entre Paris, Berlin et Madrid, risque d’être une victime collatérale, parmi d’autres (1), de l’actuelle crise politico-économique en France.

par Philippe Leymarie, 10 octobre 2025

Le Monde diplomatique

Ce programme d’armement phare à cent milliards d’euros est conçu comme un « système des systèmes », une « architecture aérienne et numérique », comprenant un nouvel avion furtif (qui succéderait aux Rafale, Eurofighter, etc), des drones et le « Combat cloud » — un croisement en temps réel de données air-mer-sol. Ce concentré d’innovations technologiques fait une place de choix à la furtivité, aux systèmes pilotés par l’intelligence artificielle, aux essaims de drones, et à l’intercommunication entre acteurs sur les théâtres d’opérations, etc.

Le but est de permettre à l’Union européenne de disposer à l’horizon 2040 d’un système de combat aérien interconnecté de sixième génération, à l’égal des Américains, Russes, Chinois, etc. L’idée sous-jacente est de maintenir ou retrouver, dans le futur, une autonomie stratégique par rapport aux États-Unis, mise à mal par leur volonté d’imposer leurs avions F-35, et ceux qui leur succèderont. Enfin, ce programme se voudrait un facteur structurant pour l’industrie européenne de l’armement dans son ensemble, surtout à l’heure de sa remobilisation dans le contexte de tension à l’est du continent.

Chamailleries

Dans le schéma de départ, le leadership industriel du SCAF revenait au constructeur français Dassault pour ce qui est de l’avion, assisté d’Airbus-Allemagne et Espagne pour les drones et l’environnement numérique. Dans un souci d’équilibre géopolitique, et de répartition au prorata de la meilleure compétence, les métallurgistes allemands KMW et Rheinmetall avaient pris le pas sur le français Nexter pour l’engagement de l’autre grand projet franco-allemand du moment – le système de combat terrestre du futur (MGCS), axé sur un nouveau modèle de char, avec son environnement numérique, également à l’horizon 2040 (2).

Dans la pratique, les industriels aux prises dans le SCAF ont eu du mal à s’entendre. Concernant la conception de l’avion lui-même – qui en est encore au stade de maquette, après une longue première phase d’étude – les exigences des militaires de ces trois pays ont été difficiles à satisfaire : les Français veulent pouvoir disposer d’une version « marine », qui armerait leur futur porte-avions, successeur du Charles-de-Gaule, avec une cellule légère et un train d’atterrissage renforcé ; les Allemands, qui ne possèdent pas de porte-avions, souhaitent un appareil plus lourd, capable d’aller plus loin, avec des réservoirs supplémentaires, etc.

La phase 2 du programme, prévue à partir de janvier prochain au plus tard, doit déboucher sur la construction d’un premier prototype qui pourrait voler en 2029, de même que les démonstrateurs des drones et du cloud de combat. L’heure est donc venue de passer de nouveaux contrats avec les États, et des commandes d’équipements auprès des sous-traitants… mais elle est aussi celle de nouvelles chamailleries nationales sur le partage des tâches. Un retard, à ce stade, décale d’autant les premières expérimentations, puis le développement des équipements.

Sous-traitants

Dassault, comme avionneur européen chevronné et maître d’œuvre désigné sur ce programme SCAF, estime avoir le droit de conserver certains de ses secrets de fabrication, au nom de la défense de la propriété intellectuelle, et se plaint de ne pas avoir les mains libres dans le choix des sous-traitants, ni d’avoir la possibilité d’en changer en cas de besoin (3) – choix contesté par Airbus-Allemagne et Airbus-Espagne. « On demande juste une petite chose : donnez-nous la capacité de driver ce programme, déclarait Eric Trappier, le président-directeur général de Dassault Aviation, à l’occasion de l’inauguration de sa nouvelle usine à Cergy (Val d’Oise), le 23 septembre dernier. Dans la gouvernance, je n’accepterai pas qu’on soit à trois autour de la table pour décider de tout. »

Du côté allemand et espagnol, on reproche justement à l’avionneur français de traiter ses partenaires comme des sous-traitants, de revendiquer un pilotage du développement de bout en bout, sans cogestion avec Airbus, de vouloir s’assurer un contrôle sur les quatre cinquièmes des travaux — un déséquilibre qui marginalise Airbus, et ne laisse pas une place équitable aux entreprises allemandes et espagnoles. En outre, les concessions sur le profil technique du programme auraient, selon une note du ministère allemand de la défense, de « graves conséquences » pour les capacités futures de la Bundeswehr.

Au point qu’en Allemagne, on commençait ces derniers mois à évoquer un possible changement de pied : par exemple, un rapprochement avec le programme Tempest, développé par la Grande-Bretagne avec l’Italie et le Japon, qui semble plus avancé que le SCAF. Et qu’en France, Dassault faisait savoir qu’il serait à même de mener « tout seul, de A à Z » le projet SCAF – si un arrangement n’était pas trouvé. Le blocage est remonté jusqu’aux gouvernants, les ministres de la défense des trois pays cherchant à calmer le jeu, se déclarant « condamnés à réussir », et encourageant leurs états-majors et les responsables industriels à persévérer. Mais, le conseil des ministres franco-allemand du 29 août à Toulon n’ayant pas permis d’y voir plus clair, la résolution du conflit a été renvoyée à une réunion type « dernière chance » prévue courant octobre… que la crise politique en France rend plus qu’incertaine.

Désastre stratégique

Cherchant à sauver le « soldat SCAF », Emmanuel Macron avait invoqué le Ier octobre, dans un entretien avec la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la priorité à donner à « l’intérêt général franco-allemand », appelant Paris, Berlin et Madrid à « maintenir le cap » : « Nous savions dès le départ que cela serait très difficile », indique le chef de l’État français, avec des industriels en concurrence, contraints de s’engager dans le projet, et qui en revendiquent chacun le leadership.

Lire aussi Frédéric Lebaron & Pierre Rimbert, « L’Europe martiale, une bombe antisociale », Le Monde diplomatique, mars 2025.

« L’abandon du SCAF sans solution de remplacement serait un désastre stratégique pour l’Europe », jugent de leur côté des parlementaires écologistes français et allemands, dans une tribune commune le 2 octobre dernier.« Le plan B reste flou [côté français] : il se limiterait à l’amélioration continue du Rafale, au risque d’isoler la France avec un appareil progressivement dépassé face aux avions de nouvelle génération développés ailleurs », et de devoir faire une croix sur d’autres investissements dans l’armée de terre et la marine.

À l’échelle européenne, les écologistes craignent que l’abandon de cet « élément clé de la souveraineté » relance une concurrence destructrice, avec une escalade des subvensions nationales ; ou marque un retour au « réflexe atlantiste de l’achat sur étagère », avec renforcement de la dépendance technologique, repli sur soi, fragilisation de l’industrie européenne. L’abandon notamment du « cloud de combat » signifierait la perte d’un savoir-faire capital dans les conflits de demain, marqués par la dronisation, l’intelligence artificielle, le spatial.

Coup dur

À terme, c’est donc l’autonomie militaire de l’Union européenne qui serait en jeu. Sans dénouement de la crise au sein du SCAF, l’Europe risque de devoir compter davantage sur des solutions britanniques ou américaines pour sa défense aérienne, fait valoir le site Armées.com alors que ce programme SCAF, présenté à l’origine comme vital et structurant, cristallise aujourd’hui les rivalités franco-allemandes au lieu de les dépasser. Un éventuel crash du programme, estime Hassan Meddah dans l’Usine nouvelle, serait un coup extrêmement dur pour l’industrie européenne de défense :

• dix ans de coopération quasi perdus dans un domaine aussi sensible que l’aéronautique militaire ;
• le risque de mettre à mal les coopérations majeures actuelles ou envisageables : char de combat, bouclier antimissiles, naval de défense ;
• une aubaine pour les avions de combat américains et la possibilité pour eux de maintenir, voire renforcer, leur domination sur le marché européen pour encore de longues années (4) ;
• pour la France, même si elle semble disposer des capacités techniques de réaliser seule un système de combat aérien de sixième génération, un obstacle financier sans doute rédhibitoire, surtout en ces temps de disette, aucun pays européen ne pouvant de toute façon à lui seul mobiliser la centaine de milliards d’euros prévue pour ce programme : c’est justement la raison d’être du SCAF (5).

Parmi les éventuels « plan B », il y aurait le rapprochement des partenaires du SCAF avec le Global combat air program (GCAP) développé par le britannique BAE Systems, l’italien Leonardo et le Japan aircraft industrial enhancement ; mais outre qu’il peut être plus difficile de négocier à six qu’à trois, et que le programme est déjà avancé — avec une cellule expérimentale en construction et des premiers vols certifiés prévus à partir de 2035 ( contre 2040, au mieux, pour le SCAF) — il faudrait pour les « ralliés » se plier aux exigences de l’ancien concurrent (6).

Long feu

L’agaçement français, en marge de ce programme, tient aussi à la série de déconvenues avec le partenaire allemand ces dernières années, dans le domaine de la coopération de défense. Parmi les cinq grand projets annoncés en 2017, résume Olivier Pinaud dans Le Monde du 31 août dernier, deux sont morts, du fait de la partie allemande : l’avion de patrouille maritime du futur ; la modernisation de l’hélicoptère de combat Tigre. Le programme d’artillerie du futur a été renvoyé sine die. Celui du char MGCS avance à pas comptés. Et maintenant, « c’est le SCAF qui chancelle ». De plus, l’Allemagne a effectué récemment une nouvelle commande de chasseurs F-35 américains, au lieu de préférer une solution européenne. Et son industrie aéronautique militaire, qui a peiné à se relever après la défaite de 1945 , est régulièrement soupçonnée de vouloir se refaire une santé en profitant de l’expérience et des acquis français dans ce domaine.

Au rythme où vont les désagrégations du tissu politique, économique et industriel français, il sera cependant difficile pour Paris de prétendre longtemps à une sorte de leadership européen en matière de diplomatie et de défense. La « première armée d’Europe » ne le sera pas éternellement, quand on observe le rythme de croissance et la somme de crédits dont disposent maintenant les Polonais, les Allemands. Au même moment, les PME ou grands groupes de l’industrie de l’armement dans l’Hexagone sont dans l’attente de commandes et paiements, faute de feu vert parlementaire et gouvernemental. La propension du président Macron à chercher à briller sur le terrain diplomatique, à défier tout à la fois Poutine, Trump ou Netanyahou, à tenter de faire jouer à la France le rôle d’une grande puissance qu’elle n’est plus (ou n’a jamais été) pourrait ne pas faire long feu, s’il devait être contraint dans les semaines ou mois à venir de déserter le front.

Philippe Leymarie

(1) Au nombre des questions en attente : les « marches » budgétaires de la loi de programmation militaire (LPM), la France « cible » de Moscou, l’extension de la dissuasion nucléaire, le réarmement européen, la protection des industries de souveraineté (Atos), la sécurité de l’outre-mer et des zones maritimes exclusives, etc.

(2) Nexter a formé avec KMW le consortium KNDS, à dominante allemande, reconnaissant ainsi la prééminence de Berlin dans ce secteur des blindés.

(3) Dassault, comme la plupart des avionneurs n’est qu’un assembleur. La construction d’un chasseur Rafale, par exemple, implique le recours à quatre cents sous-traitants

(4) Le F-35 a été commandé à 666 exemplaires en Europe (contre 585 pour l’Eurofighter et 270 pour le Rafale).

(5) Rien ne dit, en outre, que la somme ne serait pas dépassée, comme il est de coutume pour ces programmes décennaux, multi-nationaux, etc.

(6) Le projet GCAP suscite également des doutes sur son avenir : il vient d’être classé dans la catégorie des projets « irréalisables » par la National infrastructure ans Servive transformation Authority (Nista), une agence chargée d’évaluer les grands projets.