Paysans en Cisjordanie, tenir à tout prix

Depuis le début de l’année, l’armée et les colons israéliens ont provoqué le déplacement forcé de cinquante mille Palestiniens de Cisjordanie. En imposant des lois iniques, en exerçant une violence quotidienne, Tel-Aviv poursuit une annexion rampante qui vise notamment l’appropriation de terres agricoles et la construction de nouvelles colonies, illégales au regard du droit international.

Un reportage de Léonore Aeschimann & Pierre Casagrande

 

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Larry Towell. — Un jeune berger et son troupeau près du mur de séparation, Jérusalem, 2004© Larry Towell/Magnum Photos

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Le Monde diplomatique

Paysans en Cisjordanie, tenir à tout prix 

Ali M. fouille les ruines d’une maison détruite durant l’hiver 2024 par les bulldozers israéliens pour en extraire des barres de fer avec lesquelles il renforcera l’enclos de ses chèvres. L’éleveur d’une vingtaine d’années est interrompu par la livraison d’eau : un vieux poids lourd Citroën rouillé sur lequel bringuebale une gigantesque citerne remonte la piste. Ali accueille le conducteur, qui partage sa vie entre son travail de professeur de biologie à Jéricho et ces livraisons, vitales pour les familles de la région. Nous sommes dans le village d’Al-Maleh, tout au nord de la Cisjordanie, dans un petit vallon rocailleux qui descend vers le fleuve Jourdain. En contrebas de l’enclos, un lit de cailloux témoigne de l’existence passée d’un ruisseau qui y courait encore il y a vingt ans. Désormais, seul le vent chargé de poussière s’engouffre dans la vallée. « Les colons sont arrivés en 1967 et ont commencé à pomper dès 1973 à plus de cent mètres de profondeur », explique Ali. Les cinq sources qui alimentaient le cours d’eau se sont progressivement taries. Ce ravitaillement par camion suffira pour la consommation des villageois et du bétail, mais ne permettra malheureusement pas d’irriguer une parcelle.

La colonisation israélienne affecte profondément l’agriculture palestinienne. « La contribution du secteur au produit intérieur brut de la Cisjordanie a constamment décliné depuis 1967 et le début de l’occupation », explique Taher Labadi, chercheur en économie à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) de Jérusalem. Le travail de la terre a pourtant une longue histoire en Palestine. L’agriculture y est caractérisée par une prépondérance de petites exploitations familiales de moins d’un hectare, qui représentent plus de 70 % des terres agricoles (1). Leur production est destinée en premier lieu à l’autoconsommation, puis au marché local. Dans un territoire semi-aride et vallonné, les cultures en terrasses appartiennent à un riche patrimoine agricole, dont l’olivier est le symbole (2). « Cent mille familles dépendent des oliviers partiellement ou totalement, ce qui crée une relation très spéciale entre les Palestiniens, leur terre et leurs arbres. C’est une identité nationale qui est aussi une identité économique », développe M. Moayyad Bsharat, coordinateur de projet à l’Union des comités du travail agricole (UAWC), la principale organisation non gouvernementale (ONG) agricole palestinienne.

Le soir venu, Ali se désole de ne pouvoir offrir à ses hôtes de véritables chambres pour passer la nuit. En raison des destructions incessantes, la famille habite en partie dans des tentes. Al-Maleh, qui date de l’époque ottomane, a été dévasté par l’armée en 1967, et la totalité de ses habitants ont dû fuir. Une soixantaine de familles sont revenues, mais le village n’a pas retrouvé l’étendue de jadis. Seuls quelques débris de marbre noyés dans la terre suggèrent que les rues étaient autrefois pavées. Les agriculteurs qui, comme Ali, choisissent de rester, de travailler leur terre ou d’élever des troupeaux sont qualifiés de samidin : ceux qui tiennent bon, malgré les difficultés croissantes de la vie rurale. Par leur présence, ils protègent la terre contre l’annexion par les colons israéliens — un enjeu crucial de la résistance palestinienne. Dans la famille d’Ali, les couples qui élèvent de jeunes enfants ont préféré s’installer à Tubas, la ville la plus proche. « Lorsqu’on bâtit des maisons ici, elles sont détruites par les forces d’occupation », explique-t-il.

Depuis les accords d’Oslo de 1993, la Cisjordanie est divisée en trois zones, A, B et C. La zone A est sous autorité palestinienne, la zone B sous contrôle mixte, et la zone C (62 % de la Cisjordanie) sous contrôle direct israélien. L’armée n’accorde aucun permis de construire en zone C et y commet régulièrement de nombreuses destructions. En mai, un nouveau règlement sur le recensement foncier et l’établissement d’un cadastre édicté par Tel-Aviv renforçaient ce contrôle, facilitant encore l’accaparement des terres palestiniennes par les colons. Dans la vallée du Jourdain, les Palestiniens subissent une véritable annexion, avec la confiscation régulière de leurs terres arables, tandis que 80 % d’entre elles sont d’ores et déjà aux mains des colons ou de l’armée. Anas H., un observateur de la situation des droits humains dans la zone, soupire : « La guerre à Gaza fait du bruit, mais ici c’est une guerre silencieuse qui nous est livrée. »

Cette « guerre » affaiblit une souveraineté palestinienne déjà mise à mal par le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture tournée vers l’exportation. Depuis les années 1990, l’Autorité palestinienne et les donateurs internationaux ont encouragé des cultures tournées vers les marchés étrangers. Celle du dattier medjoul dans la vallée du Jourdain en est l’emblème. « La datte, c’est l’agrobusiness qui fait irruption en Palestine », résume Julie Trottier, hydrologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui travaille sur la Cisjordanie. On peut le constater avec Anas sur la route 90 qui longe le Jourdain en direction du village de Bardala : d’immenses parcelles de dattiers en monoculture irriguée s’enchaînent sur des kilomètres, ponctuées par quelques grands entrepôts agricoles. S’il est impossible de distinguer à première vue les vergers israéliens de ceux des Palestiniens, 70 % des palmeraies seraient, selon Anas, cultivées par des colons.

« Un cas typique d’économie coloniale »

À l’époque, de nombreuses raisons ont justifié le choix du palmier dattier : la plante est peu consommatrice d’une eau qu’elle tolère relativement salée. Adaptée aux contraintes climatiques, elle rapporte beaucoup et vite grâce aux exportations, dès lors que les exploitants israéliens et quelques grands propriétaires palestiniens ont signé des contrats avec des acteurs de l’agro-industrie mondiale. « Au début de ce développement dattier, des parcelles de six cents dunums (soixante hectares) ont été plantées : du jamais-vu en Palestine », témoigne Julie Trottier. Mais l’argent empoché creuse les inégalités au sein de la société palestinienne. Avant cette culture, les plaines du Jourdain étaient tournées vers la subsistance et le marché local. « Les propriétaires étaient généralement installés en ville, une bananeraie d’un dunum faisait vivre une famille grâce au métayage », explique la chercheuse. Les métayers sont désormais remplacés par des saisonniers et des ouvrières. Chaque année, les premiers récoltent pendant deux mois, tandis que les secondes travaillent au conditionnement durant cinq mois. Ce contexte économique, associé aux violences coloniales, explique l’ampleur de l’exode rural. En Palestine, la proportion des employés du secteur agricole est passée de 37 % en 1975 à 5 % en 2023 (3).

Les denrées nécessaires à la population ne sont plus produites sur place. La plupart de celles consommées par les Palestiniens sont donc importées via Israël, qui peut décider de bloquer les marchandises. « C’est un cas typique d’économie coloniale : on oriente la production vers les exportations, et l’économie du territoire occupé devient complètement captive et dépendante de l’État colonisateur », analyse Taher Labadi.

Des structures comme l’UAWC militent pour la souveraineté alimentaire. « L’Autorité palestinienne n’accorde même pas 1 % de son budget au ministère de l’agriculture, contre 35 % pour le système de sécurité et ses agents alors qu’ils n’ont jamais protégé un seul olivier ni une seule paysanne contre l’attaque de colons ou de l’armée, déplore M. Bsharat. Les crédits pour l’agriculture devraient au moins atteindre 10 % pour être alignés avec les besoins des paysans. » L’homme d’une quarantaine d’années, agronome de formation, a consacré sa vie au soutien des samidin. Il connaît parfaitement les communautés rurales de la vallée du Jourdain et poursuit son travail auprès des fermiers et des agriculteurs malgré les intimidations de l’armée israélienne. Son ONG, créée en 1986, est composée de cent vingt comités en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Elle propose des formations, un appui matériel ou des conseils techniques aux familles paysannes pour sortir de la dépendance aux intrants chimiques importés et s’adapter au manque d’eau. L’UAWC travaille uniquement avec de petits exploitants, et prioritairement avec des communautés dirigées par des femmes.

« Contrairement à l’Autorité palestinienne et aux donateurs occidentaux, on ne veut pas se focaliser sur les 5 % de la population qui ont de grosses exploitations en oubliant la majorité, qui veut produire sa propre nourriture. On ne veut pas seulement produire, on veut de la justice sociale », poursuit notre interlocuteur. Cependant, faire adopter des méthodes écologiques n’est pas toujours facile. « On tient à dire aux fermiers que, s’ils veulent produire plus, ils vont aussi perdre leurs terres plus vite, car les méthodes industrielles épuisent le sol au bout de quelques années », ajoute-t-il, citant le cas de la culture intensive des dattiers qui éreinte les sols et augmente leur degré de salinité.

L’agroécologie comme chemin vers la souveraineté alimentaire, c’est également le credo du Forum palestinien d’agroécologie (FPA) depuis sa création en 2018 : « Notre rapport à la terre a changé. Nos méthodes traditionnelles étaient proches des principes agroécologiques ; aujourd’hui, nous ne savons même pas quels intrants chimiques sont présents dans nos sols ou combien de variétés d’OGM [organismes génétiquement modifiés] nous sont imposées, explique Mme Lina Ismaïl, membre du FPA. L’occupation israélienne a imposé ses semences. Il y a maintenant des variétés autochtones de produits que l’on ne trouve plus sur nos marchés. »

Pour remédier à cette disparition, l’UAWC avait fondé en 2003 une banque de semences paysannes à Al-Khalil — le nom palestinien de la ville d’Hébron. Soixante-seize variétés locales y étaient multipliées, stockées et distribuées au fil des saisons. Dans des locaux décorés de plantes séchées, Mme Jannat D. y accueillait chaleureusement les paysans. Après avoir écouté leurs besoins, elle leur prodiguait ses conseils et leur remettait des sachets contenant les précieuses semences. Selon M. Bsharat, la protection de la biodiversité agricole n’était qu’un des nombreux bénéfices de cette initiative : « Les graines industrielles ne sont plus productives qu’à condition d’être associées à des pesticides et à des engrais chimiques et d’être irriguées abondamment. Elles ne sont pas reproductibles et doivent donc être rachetées chaque année. Nos semences évitent tous ces écueils. Elles sont rustiques, plus résilientes face au changement climatique et aux maladies, et permettent aussi une alimentation plus saine. »

Quand l’armée israélienne déracine les oliviers

Pour Israël, toutefois, la souveraineté alimentaire des Palestiniens est une menace. Le 31 juillet dernier, des bulldozers accompagnés d’hommes encagoulés et de soldats israéliens ont saccagé la banque de semences et démoli un bâtiment. Selon l’UAWC, il s’agissait d’une attaque visant à « empêcher les Palestiniens de rester sur leurs terres (4) ». Une semaine avant ces déprédations, le Parlement israélien approuvait une motion symbolique sur l’annexion totale de la Cisjordanie et validait un plan de 275 millions de dollars au bénéfice des colonies. Fin août, au prétexte de réagir à une fusillade entre paysans et colons, l’armée israélienne déracinait 10 000 oliviers — dont plusieurs centenaires — dans le village d’Al-Mughayyir, à proximité de Ramallah. Au total, depuis 1967, le gouvernement israélien a fait déraciner plus de 800 000 de ces arbres et raser au bulldozer des centaines de kilomètres de terres agricoles en Palestine (5).

Mais à Al-Maleh, quand la journée se termine, Ali ne cesse de plaisanter, un inamovible sourire aux lèvres. Il allume un brasero pour réchauffer le repas et l’eau destinée à sa toilette. Derrière lui, la silhouette barbelée de l’avant-poste militaire qui domine le vallon se découpe dans le ciel. Il s’assied près du feu, aussi immobile que les rochers alentour. Les pierres ne quittent pas la vallée, dit un proverbe palestinien.

Léonore Aeschimann & Pierre Casagrande

Journalistes.

(1) Jacques Marzin, Jean-Michel Sourrisseau et Ahmad Uwaidat, « Study on small-scale agriculture in the Palestinian territories » (PDF), Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Paris, 2019.

(2) Lire Aïda Delpuech, « En Israël, l’arbre est aussi un outil colonial », Le Monde diplomatique, octobre 2024.

(3) Bashar Abu Zarour, Amina Khasib, Islam Rabee et Shaker Sarsour, Economic Monitor, n* 73, Palestine Economic Policy Research Institute – MAS, Ramallah, 2023.

(4) Philippe Pernot, « Israël attaque une banque de semences paysannes en Cisjordanie occupée », Reporterre, 2 août 2025.

(5) Qassam Muaddi, « Israël voulait punir un village palestinien. Il a donc détruit 10 000 de ses oliviers », Agence Media Palestine, 28 août 2025.