IRIS : L’économie turque « prise en otage par l’autoritarisme d’Erdogan »

Quel est l’état de l’économie turque ?

Didier Billion : La situation est très préoccupante. Les chiffres disponibles en Turquie parlent d’une dévaluation de la livre turque de 30% en 2021 et d’une inflation située à 20%. Ce ne sont plus uniquement les catégories les plus pauvres qui sont impactées. La classe moyenne se trouve également fragilisée. Pourtant, lors de son arrivée au pouvoir il y a près de vingt ans, l’AKP – le parti présidentiel – avait réussi à impulser un véritable essor économique et était parvenu à résister aux différentes crises internationales. La situation a changé. Les problèmes conjoncturels actuels – hausse du prix des hydrocarbures, faiblesse des investissements étrangers – ne doivent pas occulter les fragilités structurelles qui existent dans l’économie turque. Celle-ci est fortement endettée, la dépendance aux importations demeure importante et le pays n’est pas parvenu à développer une industrie à forte valeur ajoutée. C’est cette jonction des troubles conjoncturels et des fragilités structurelles qui donne lieu à la crise actuelle.

Comment expliquer le refus obstiné du président Erdogan d’infléchir sa politique économique ?

Erdogan s’improvise comme l’économiste en chef du pays. Il s’acharne à vouloir baisser les taux d’intérêt alors que tous les économistes prônent le contraire. Outre ses récentes références à l’islam qui condamnerait la hausse des taux d’intérêt,
le président développe une rhétorique complotiste. Il fait souvent allusion « aux lobbys des taux d’intérêt », qui selon lui seraient coalisés pour faire plier la Turquie. Dans la presse progouvernementale, on peut lire que si les relations entre Erdogan et Joe Biden étaient correctes, ces problèmes économiques n’existeraient pas. La stratégie est donc de reporter la responsabilité de la situation actuelle sur des puissances occultes étrangères. En outre, l’économie libérale turque est prise en otage par l’autoritarisme du président. Les grands acteurs économiques du pays sont affligés par les décisions prises. Ce régime liberticide n’écoute plus le patronat et les recommandations des experts. Ceux qui ont osé exprimer des critiques à l’égard de la politique en vigueur ont fait l’objet de déstabilisations économiques en tout genre. Sur la défensive, le patronat s’auto-censure et est contraint à la prudence. Au-delà de la conjoncture actuelle, le contexte économico-politique condamne des acteurs pragmatiques et crédibles au silence. Ce constat rend la solution à la crise actuelle infiniment compliquée. La capacité de résilience que la Turquie a su développer risque de ne pas suffire aujourd’hui. La concentration des problèmes structurels et conjoncturels est aggravée par un environnement politique inopérant.

Sur le plan (géo)politique, cette situation pourrait-elle fragiliser la position d’Erdogan ?

C’est déjà le cas. Sur le plan intérieur, Erdogan est extrêmement fragilisé. Il est en train de perdre sa réactivité originelle face aux crises. La perte des deux principales villes du pays, Istanbul et Ankara, lors des élections municipales de 2019 l’atteste. Cette déconvenue traduit une désaffection des classes moyennes à l’égard du président. Celui-ci a su consolider sa base électorale grâce au développement économique du pays. La situation a changé aujourd’hui, et les citoyens se détournent de leur président. Les sondages d’opinion actuels donnent à Erdogan seulement 30% d’intention de vote. L’affaiblissement politique est incontestable, et s’explique avant tout par les fragilités économiques du pays. Sur la scène extérieure, le discours agressif d’Erdogan devient de plus en plus inaudible. La communauté internationale comprend que ce président est en perte de vitesse, et sa rhétorique belliqueuse n’impressionne plus. Ceci étant, un animal blessé est toujours plus dangereux. On peut très bien imaginer Erdogan prendre des initiatives déstabilisatrices en matière de politique extérieure. Cette instrumentalisation de la politique extérieure a pour objectif de remobiliser son électorat autour d’un discours hyper-nationaliste. Des turbulences géopolitiques ne sont donc pas à exclure. En vingt ans, Erdogan a installé un climat de polarisation au sein de la société, et ce de façon inimaginable. Cette fragmentation socio-politique pourrait bénéficier aux partis d’opposition qui demandent des élections anticipées, initialement prévues pour 2023. Erdogan s’y oppose, et espère un regain économique avant ces échéances électorales. LIEN VERS L’ARTICLE