De Guillaume le Conquérant à Poutine

Par Xavier Houzel 

Xavier Houzel

En brûlant ses vaisseaux (Nord Stream I et II) face aux Saxons qu’avant lui, il y a bientôt mille ans, Guillaume de Normandie avait assujettis, Vladimir Poutine bouscule les règles du Jeu international. Il va même au-delà, car, en brassant ses cartes, il rebat aussi celles des autres, sachant qu’à ce nouvel exercice, l’intérêt de prendre une décision irréversible n’est pas de sauter dans l’inconnu mais de ne pas y sauter seul. Il submerge ainsi l’autre de son besoin de meurtre du temps et de restauration de l’état antérieur soviétique. Tous les mots clés[i] sont dits : la question des origines, l’intrication pulsionnelle, la répétition dans un conflit entre la destructivité et le narcissisme, jusqu’à l’idée que le sadisme originaire vise à endommager l’objet : Nord Stream I et II est ici pris comme un cordon ombilical, son autodestruction étant attachée à l’Éros sans pouvoir s’en affranchir ! Et ça marche, le geste est pris très au sérieux.

Jusques alors, le risque pris en Ukraine était de nature spatiale et absolue – à information parfaite aux normes de l’OTAN et au format de l’ONU – c’était un jeu dit combinatoire (à deux joueurs déterminés, directement ou « par proxy ») et fermé (mais doté d’une issue). Le nouvel exercice n’est plus ni classique ni circonscrit ; il est de nature temporelle (hors sol et fait de moments alternatifs) et relative (numérique voire quantique, avec superposition d’états et intrication) – c’est un jeu désormais ouvert, dont la stratégie de rupture perpétuelle et l’effet d’irréversibilité libèrent un cliquetis de clés de porte de prison ; c’est un enfermement, d’où le repli n’a plus de raison d’être pour personne.

La déréliction qui en est résulté s’est traduite par une pulsion de la Nomenklatura Russe de rejet de l’Occident doublement exacerbée par la précocité des fixations et l’intransigeance pour ne pas dire l’hostilité délibérée des dirigeants de l’Ouest (on choisit de ne pas revenir ici sur l’impéritie et la responsabilité de la France et de l’Allemagne, garantes des Accords de Minsk I et II). La culpabilité est partagée – comme le plus souvent. C’est grave.

Peu importe que la Russie soit ou non désormais isolée ; peu me chaut que son président soit adulé ou honni, l’Humanité est son otage – et Elle est le nôtre par la même occasion. Passons sur les victimes directes de la Guerre d’Ukraine (à prendre comme une guerre à ses débuts) ; passons sur tous les ennuis prévisibles à venir, les coupures de courant, les pénuries de denrées de première nécessité, la perspective d’une récession  généralisée ! Mais ne faisons d’impasse ni sur le danger d’une valse d’ogives nucléaires ni sur la menace implicite qui est faite de percer d’autres gazoducs ou oléoducs (sous-marins ou pas) ou de couper des câbles sous-marins qui tissent la planète de leur trame en connectant ses habitants les uns aux autres. Et faisons, pour faire bonne mesure, la paix avec les Iraniens qui s’égosillent à répéter qu’ils ne veulent pas de bombe mais pourraient être tentés de suivre les Russes, s’ils continuaient d’être tous les deux ostracisés.

Le Pape François a mille fois raison de supplier le président de la Russie de contenir sa colère, de tempérer son ardeur belliqueuse (« comme le ferait un berger »). Oui, mais il devrait demander à la présidente de la Commission Européenne, madame von der Leyen, de réprimer ses propres pulsions, d’atténuer des invectives qui ne servent à rien ! Et puisque le président Biden montre des signes de fatigue et d’énervement, lui suggérer d’avoir le génie politique et l’aménité de prier la seule personne de bonne volonté capable de parler au président Poutine avec une chance d’être écouté, c’est-à-dire l’ancien président Trump. J’ai bien dit Trump !

L’on demanda bien à l’ancien président Giscard d’Estaing d’arbitrer entre Yasser Arafat et Ariel Sharon pour arrêter la « spirale de violence » dans l’escalade des idées avant de rédiger un projet de constitution pour l’Europe des Nations… rien que ça, nonobstant les effets d’irréversibilité et d’enfermement à prévoir, et il s’en était admirablement tiré.

[i] Selon les conceptions d’A. Green : un désir de non-désir à l’origine d’un désinvestissement qui concerne la totalité des objets investis par l’autre ensemble pulsionnel – Cf. A. Green, P. Ikonen, J. Laplanche, E. Rechard, H. Segal, D. Widlöcher, C. Yorke (1984), La pulsion de mort, Paris, PUF.