
Pour compléter notre dossier sur les mobilisations étudiantes en France en solidarité avec le peuple Palestinien et leur répression brutale, nous nous penchons aujourd’hui sur le projet de loi contre l’antisémitisme à l’université, en passe d’être adopté, qui soulève de vives inquiétudes parmi les militant·es. L’Agence Média Palestine s’est entretenue avec deux de ses opposant·es : Simon Assoun, porte-parole du collectif juif décolonial Tsedek! et Louis Boyard, député France Insoumise à l’assemblée nationale.
« Depuis plusieurs mois, un projet de loi « relative à la lutte contre l’antisémitisme, le racisme, les discriminations, les violences et la haine dans l’enseignement supérieur » fait son chemin, adoptée au sénat puis plus au début du mois à l’assemblée en première lecture. Une commission paritaire doit être réunie le 27 mai prochain pour adopter une version finale du texte. Cette loi a reçu très peu d’opposition, mais elle contient pourtant sous son intitulé consensuel des éléments très politiques, qui pourraient constituer un précédent dangereux dans le musellement de la parole de soutien au peuple palestinien. »
Un enjeu politique sous un texte faussement consensuel
« Dans le texte de loi, tout tourne autour des termes antisémitisme, racisme, violence et haine. Mais ce sont des termes qui ne sont pas juridiquement définis, » explique Louis Boyard. « Nous [les député·es LFI] avons proposé de les remplacer par des définitions précises, mais on nous a aussitôt répondu que vouloir remplacer le terme ‘antisémitisme’ par sa définition était antisémite ». Ce que prétend ignorer ce projet de loi, c’est pourtant qu’il y a de un enjeu politique majeur sur la définition elle-même de ce qu’est l’antisémitisme.
Si le projet de loi ne contient pas de définition dans sa version originale, il est en revanche accompagné d’un rapport qui, lui, repose sur une définition très clivante qui n’a pourtant pas fait l’objet de débats. Ce rapport fait suite à une mission d’information mise en place par le sénat sur cette question de l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur, et repose sur la définition de l’antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), une définition très contestée car elle établit une confusion entre la critique de l’état israélien ou la critique du sionisme avec l’antisémitisme.
Le rapport de la mission d’information, puisqu’il s’appuie sur la définition de l’IHRA, fait sans surprise état d’une résurgence de l’antisémitisme dans le contexte des mobilisations étudiantes en soutien au peuple palestinien, et établit un lien direct et fallacieux entre les deux.
« Cette définition est contestée par des nombreux analystes et militants car elle criminalise la critique d’Israël, et du sionisme en tant que mouvement idéologique et historique. Cette définition est également au cœur d’une théorie du ‘nouvel antisémitisme’, qui affirme que l’antisémitisme aujourd’hui ne serait plus produit par la droite, l’extrême-droite, le nationalisme et les rapports de domination qu’il institue, mais par les populations arabes et musulmanes issues de l’immigration post-coloniale et la gauche, » explique Simon Assoun. « Il faut reconnaitre dans cette définition de l’IHRA une prise de position politique, et c’est en tant que telle qu’il faut la discuter, et selon nous la combattre, car elle nuit à une véritable lutte contre l’antisémitisme, entre autres car elle favorise l’association entre juif et sioniste. »
« Cette théorie du ‘nouvel antisémitisme’ est intimement liée à l’évolution de la perception d’Israël par les populations occidentales. C’est une notion qui émerge dans les années 70 et par la suite, à un moment où l’image de l’état israélien commence à se détériorer, et où la question palestinienne et la question coloniale émergent sur le devant de la scène. Encore une fois, il faut comprendre l’apparition de cette notion de ‘nouvel antisémitisme’ dans son contexte, comme une réaction et comme un outil de propagande lancé par les autorités israéliennes. Là où ça va rejoindre les intérêts des pays occidentaux, c’est que ça va permettre de criminaliser, et de rendre illégitimes dans le débat public les populations issues de l’immigration coloniale qui portent les luttes politiques de l’immigration. »
Une loi floue aux répercussions inquiétantes
Le projet de loi contient trois articles principaux, qui préconisent : une formation obligatoire du personnel tout au long de leur parcours, un renforcement des dispositifs de prévention et un renforcement des procédures disciplinaires.
Si rien n’est défini à ce stade, une conférence des président·es d’université tenue en mars dernier a permis d’envisager comment ces différents volets seraient appliqués. L’union des étudiants juifs de France (UEJF) semble notamment pressentie pour diriger les formations, une organisation elle aussi bien plus partisane qu’elle ne prétend l’être puisqu’elle adopte la définition de l’IHRA et revendique fièrement son soutien à l’état israélien et à son expansion coloniale. C’est cette organisation qui se vantait en février dernier d’avoir fait suspendre un séminaire sur la Palestine qui se tenait à l’école Normale Supérieure (ENS) à Paris.
Outre ces perspectives préoccupantes, Louis Boyard nous explique qu’aucun financement n’est prévu pour les deux premiers articles : « ils baissent les budgets dans l’enseignement supérieur, tout en lui ajoutant des compétences. Ils baissent donc directement les moyens de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. » Le seul article réellement opérant serait donc le volet répressif, qui permet d’externaliser les enquêtes et sanctions à l’encontre des étudiant·es et du personnel des universités.
Cet article prévoit la création, dans chaque région académique, d’une section disciplinaire commune aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, placée sous l’autorité du recteur. Pour Louis Boyard, cette instance pourrait devenir une « juridiction arbitraire » sans fondement juridique clair, susceptible d’être modifiée par simple décret. Il craint qu’elle ne soit utilisée comme un outil de répression politique, notamment contre les étudiant·es mobilisé·es autour de la situation à Gaza, mettant en danger le droit fondamental à manifester.
« Tout cela s’inscrit dans un seul mouvement de répression de la parole de soutien à la Palestine », affirme Louis Boyard en faisant référence à d’autres propositions de loi, notamment celle contre l’antisémitisme annoncée par Aurore Bergé. « Ils commencent par les universités parce qu’elles sont frontalement opposées au gouvernement, parce qu’ils les ont complètement perdues. Et à partir du moment où ils arriveront à éteindre les université, ce sera plus simple de faire tomber tout le reste. »
Une opposition timide mais montante
« C’est une proposition de loi qui arrive dans un contexte déjà tendu, d’attaques contre l’université et l’enseignement supérieur, au-delà de la question de la Palestine : tous les procès et attaques en islamogauchisme et en wokisme dans les universités, notamment portées par Jean-Michel Blanquer, ou encore plus récemment avec Laurent Wauquiez qui a coupé les subventions à l’université Lyon 2 pour ‘islamogauchisme’. Pour bien mesurer les enjeux de cette loi, il faut la prendre dans son contexte d’attaques contre les libertés académiques et contre l’université comme lieu de pensée critique, dans un contexte global qui est celui de l’islamophobie et du tournant autoritaire, » s’inquiète Simon Assoun.
Beaucoup d’universitaires voient également dans cette loi un renforcement des attaques contre les libertés académiques, par la criminalisation de toute expression de soutien au peuple palestinien dans le contexte du génocide qu’il vit actuellement. Une tribune, écrite par et pour les universitaires et signée par plus de 1 400 d’entre elles et eux, appelle à s’y opposer. Pourtant du sénat à l’assemblée, le texte a rencontré jusqu’ici peu d’encombres. Les député·es France Insoumise sont parmi les seul·es à avoir voté contre le 7 mai dernier, déplore Louis Boyard.
Outre le manque d’opposition, le texte a été l’objet d’amendements alarmants, comme celui de Caroline Yadan, députée Renaissance, qui tend à inscrire l’assimiliation de l’antisionisme à l’antisémitisme. L’amendement a été adopté en séance publique, malgré un double avis négatif des rapporteurs et du gouvernement. La plateforme des ONG française pour la Palestine, dont La Cimade est membre, a réagit en appelant les parlementaires à supprimer cette mention de la définition de l’IHRA, alertant que « cette définition risque d’être utilisée pour faire taire des personnes ou des organisations qui défendent les droits de la population palestinienne ou critiquent les violations des droits humains par les autorités israéliennes. Cela peut freiner la liberté d’expression, empêcher des débats légitimes, et mettre en danger des chercheurs, des étudiants ou des associations. »
Certain·es député·es ne semblent pas avoir lu le fameux rapport qui accompagne le texte de loi, et paraissent surpris·es des clivages qu’il contient, quand c’est pourtant sur ce rapport que les législateurs et juges s’appuieront pour faire appliquer le texte.
« C’est un amateurisme qui cache le fait qu’il y a objectivement une volonté de s’en servir pour réprimer les étudiant·es, » résume Louis Boyard. « Il faut comprendre le contexte : ils disent qu’il y a une montée de l’antisémitisme à l’université mais ce qui monte à l’université, c’est le mouvement social de solidarité avec la Palestine. Qui s’inquiète de protéger leur liberté de manifester ? »