De Gaza à la Cisjordanie, un siècle d’oppression et de résistance

e Gaza à la Cisjordanie, un siècle d’oppression et de résistance 

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Mohamed Abusal. – « Life Under Isolation » (La vie en isolement), 2014© Mohamed Abusal

Le 7 novembre 2023, un mois après les attaques palestiniennes en Israël et tandis que les représailles promises par le premier ministre Benyamin Netanyahou s’abattent sur la bande de Gaza, Fayard, éditeur du livre Le Nettoyage ethnique de la Palestine (2008) de l’historien israélien Ilan Pappé, paru initialement en anglais en 2006, décide d’arrêter la commercialisation de l’ouvrage malgré la hausse des demandes. La maison d’édition du groupe Hachette, en voie de rachat par le milliardaire d’ultradroite Vincent Bolloré, invoque la caducité du contrat avec Oneworld, l’éditeur original. Mais la véritable raison de cette décision est plus probablement liée au caractère engagé du livre de Pappé, intellectuel antisioniste et figure de proue des « nouveaux historiens » israéliens dont les travaux ont démonté le récit national sur la création de l’État d’Israël (proclamé le 14 mai 1948). L’ouvrage, qui a finalement été réédité par La Fabrique (1), fait office de référence concernant les racines du « conflit » israélo-palestinien et la question des réfugiés, mais aussi la dimension coloniale du mouvement sioniste (promoteur, à partir de la fin du XIXe siècle, du projet d’un État juif en Palestine).

Pappé entreprend dans cet ouvrage de réfuter, preuves à l’appui, l’argument israélien selon lequel l’exode de 800 000 Palestiniens en 1948 (sur 1,4 million au total à l’époque) serait dû à des départs volontaires pour fuir les combats lors de la guerre entre Israël et les armées arabes (15 mai 1948-20 juillet 1949). Selon lui, cette idée est un « mythe », une « pure fabrication » destinée notamment à occulter la responsabilité d’Israël dans la « catastrophe » palestinienne (Nakba). De fait, explique l’historien, l’exil massif résulte directement de l’« expulsion systématique des Palestiniens de vastes régions du pays », des destructions et des exactions commises par les troupes juives au lendemain du vote de la partition inégale de la Palestine en deux États par les Nations unies (29 novembre 1947), poursuivies par l’armée israélienne (créée fin mai 1948), en vue de garantir l’homogénéité ethnique de l’État attribué aux Juifs et d’agrandir son territoire.

Indifférence persistante

Sur la base d’archives militaires et administratives de première main, de journaux de bord de responsables politiques, mais également de documents palestiniens, d’entretiens avec des rescapés ou des témoins oculaires, Pappé évoque un « nombre considérable d’atrocités » commises par les sionistes contre les « autochtones » arabes : exécutions sommaires, massacres d’ampleur, bombardements de villages, viols, pillages, création de « camps de travail spéciaux »… Il raconte comment le « plan de nettoyage ethnique » (« plan Dalet ») fut finalisé par les dirigeants juifs le 10 mars 1948, soit plus de deux mois avant le début du conflit israélo-arabe : lorsque la guerre éclata, « les forces juives avaient déjà réussi à expulser par la violence près de 250 000 Palestiniens », précise l’historien. Moins d’un an plus tard, environ 60 % de la population palestinienne croupit dans des camps de réfugiés répartis entre la Cisjordanie, la bande de Gaza et les pays voisins. De son côté, Israël a conquis un tiers de territoire supplémentaire par rapport à ce que stipulait le plan de « partage » des Nations unies (ONU) et occupe 78 % de la Palestine historique (il mettra la main sur les 22 % restants à l’issue de la guerre de juin 1967).

L’étude de Pappé, qui révèle les circonstances dans lesquelles est né Israël, insiste sur la nature selon lui coloniale et raciste du sionisme, qui prône la substitution d’une population indigène par une autre venue d’ailleurs. Cette épuration ethnique ne peut que s’appuyer sur une logique d’extermination et « doit s’ancrer dans notre mémoire et notre conscience, écrit l’historien, en tant que crime contre l’humanité ». C’est pourquoi il appelle à changer d’approche concernant la formation de l’État israélien, qui n’a pas eu lieu à la faveur d’une « guerre d’indépendance », d’après le discours établi, mais sur la base d’une spoliation : « Le paradigme du nettoyage ethnique doit remplacer celui de la guerre », estime Pappé.

Dans l’avant-propos à la nouvelle édition française de son ouvrage, l’historien souligne que ce concept de nettoyage ethnique peut également s’appliquer à la politique israélienne perpétuée depuis près de quatre-vingts ans à l’encontre des Palestiniens d’Israël ou des territoires occupés — ce qu’ils qualifient eux-mêmes de « Nakba continuelle » —, autrement dit : que « nous ne sommes pas sortis de ce moment historique ». En témoignent les expulsions massives menées à travers le pays mais aussi à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, afin de « créer de nouvelles réalités démographiques sur le terrain » et d’accroître la judaïsation de toute la région, « de la rivière à la mer », au moyen de nouvelles colonies. La Cisjordanie (dont Jérusalem-Est), d’une superficie de 5 660 kilomètres carrés, comprend aujourd’hui près de 300 « implantations » israéliennes et 750 000 colons, contre 3,3 millions de Palestiniens.

Bien que ces pratiques soient illégales au regard du droit international, Tel-Aviv peut compter sur l’« apathie » et l’« indifférence persistante » des dirigeants politiques et des médias occidentaux. De la même façon, poursuit Pappé, les massacres perpétrés par l’armée israélienne en 1948 ne suscitèrent à l’époque « aucune réaction chez ceux — rédacteurs en chef de journaux, responsables des Nations unies ou chefs d’organisations internationales — » qui étaient pourtant parfaitement au courant. Pour l’historien, le « message de la communauté internationale à Israël était clair : le nettoyage ethnique de la Palestine — aussi illégal, immoral et inhumain soit-il — serait toléré ». Aujourd’hui encore, le régime israélien sait qu’il bénéficie d’une impunité liée au soutien des États-Unis et de l’Union européenne.

Le livre le plus récent de Pappé (non traduit en français), rédigé, lui, à l’aune de la situation actuelle en Palestine, a une vocation didactique (2). L’historien consacre un chapitre au « contexte moral et politique du 7 octobre 2023 ». Selon lui, le feu couvait depuis longtemps en raison du « siège impitoyable imposé à Gaza depuis dix-sept ans », des guerres ravageuses lancées au cours de cette période par Tel-Aviv contre l’enclave, sans parler de la question des milliers de prisonniers politiques palestiniens en Israël, ses provocations des colons sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est, etc. Il rappelle également que la bande de Gaza, où affluèrent plus de 200 000 Palestiniens en 1948 (3), dont une partie étaient originaires de villages environnants, a été créée par Israël comme un « enclos afin de mener à bien le nettoyage ethnique d’autres régions de la Palestine historique ». Ce territoire de 365 kilomètres carrés qui comptait 80 000 habitants à la veille de 1948 (dont 35 000 pour la ville de Gaza) abrite aujourd’hui plus de 70 % de réfugiés et leurs descendants.

La majeure partie des Gazaouis, dont 65 % ont moins de 25 ans, a grandi sous le siège militaire israélien (terrestre, aérien et maritime) imposé depuis 2007 et sous les bombardements. « Les combattants du Hamas qui ont attaqué Israël le 7 octobre, pointe Pappé, étaient pour la plupart des jeunes qui ont appris le langage de la violence sous les bombes qu’Israël a lâchées sur eux. » Selon l’historien, Tel-Aviv a utilisé cet assaut « comme un prétexte pour appliquer sa politique génocidaire » à l’encontre des plus de 2 millions de personnes vivant dans cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza.

Replacer « dans son contexte historique spécifique (4 » la guerre d’anéantissement décidée après l’assaut mené par les principales factions gazaouies, sous la houlette du Hamas, est aussi l’objet du livre collectif Deluge : Gaza and Israel from Crisis to Cataclysm (« Déluge : Gaza et Israël, de la crise au cataclysme », non traduit en français). Rassemblant treize contributeurs palestiniens, israéliens et d’autres nationalités (universitaires, experts, journalistes, etc.), cet ouvrage est l’un des premiers parus en anglais

sur le sujet. Tordant le cou à la doxa, l’historien israélo-britannique Avi Shlaïm y souligne que l’attaque du 7 octobre 2023 « n’est pas tombée du ciel » mais de l’« occupation militaire israélienne illégale et extrêmement brutale des territoires palestiniens depuis juin 1967 » ainsi que du « blocus économique asphyxiant » mis en place contre Gaza en 2006 (suivi du siège total), après la large victoire du Hamas aux élections législatives, en janvier de cette année-là, face au Fatah du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas.

« Tragédie épique »

À rebours du récit selon lequel le Hamas se voue à la destruction d’Israël, Shlaïm, l’universitaire palestinien Khaled Hroub et le chercheur britannique Colter Louwerse rappellent dans ce livre que le mouvement islamiste a multiplié les signes de compromis avec Tel-Aviv dès son accession au gouvernement : il a indiqué « à plusieurs reprises qu’il était prêt à assouplir son programme pour parvenir à un règlement négocié » avec les Israéliens et leur a « proposé une trêve durable » à cet effet ; ses dirigeants ont reconnu implicitement l’existence d’Israël « en acceptant la solution à deux États » (au moins temporairement, pour plusieurs décennies), sur la base du retrait israélien dans les frontières du 4 juin 1967 (à la veille de la guerre des six jours) ; en mars 2007, après des mois de boycott du pouvoir islamiste par Tel-Aviv et les Occidentaux, au motif que le Hamas serait une « organisation terroriste », celui-ci a constitué un cabinet d’union nationale avec le Fatah  un gouvernement modéré, composé de technocrates au lieu d’hommes politiques »), en dépit de leur inimitié. Mais tous ces gestes d’ouverture ont été balayés d’un revers de main par Israël.

Au fil du blocus et des offensives dévastatrices lancées contre Gaza après 2007 en réponse aux tirs de roquettes, la bande côtière, qui était déjà le territoire palestinien le plus pauvre, a sombré économiquement. L’économiste américaine Sara Roy qualifie dans le même ouvrage d’« éconocide » le siège complet et la destruction des infrastructures du territoire par Israël, laissant le soin à l’ONU ainsi qu’aux organisations humanitaires d’assurer les besoins essentiels de la population (alimentation, logement, santé, éducation, etc.). Selon elle, cette stratégie s’inscrit dans la politique israélienne de « dé-développement » à l’égard de Gaza, un concept qu’elle a forgé pour décrire la panoplie de moyens utilisés depuis 1967 par Tel-Aviv visant à « priv[er] l’économie de sa capacité de production et de toute possibilité de croissance structurelle significative » (5) : mesures de bouclage du territoire, création d’un marché captif pour favoriser l’importation des produits israéliens, etc. Cette entreprise de démolition économique et sociale, qui a plongé une large partie des habitants dans l’extrême pauvreté et entraîné un chômage très élevé, a ainsi contribué directement à faire de Gaza une poudrière.

Si les attaques du 7 octobre 2023 n’ont pas surgi ex nihilo mais sont le produit de décennies d’oppression, pour quelles raisons le Hamas a-t-il choisi ce moment pour lancer l’assaut, et quels étaient ses objectifs ? Sur ce point, les auteurs de l’ouvrage divergent dans leurs interprétations. Selon Shlaïm, les attaques palestiniennes ont été déclenchées principalement pour contrecarrer le rapprochement alors en cours entre Israël et l’Arabie saoudite, favorisé par Washington afin que Riyad rejoigne les accords de normalisation signés en 2020 par les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Soudan et le Maroc. D’après Hroub et l’analyste palestino-néerlandais Mouin Rabbani, il s’agissait plutôt de pousser Tel-Aviv à mettre fin au blocus et au siège militaire, à libérer les prisonniers politiques palestiniens ainsi qu’à faire cesser les profanations coloniales à Jérusalem, mais aussi d’impliquer l’« axe de la résistance », dirigé par l’Iran, pour affaiblir Israël et ses alliés dans la région. Si la libération de milliers de prisonniers palestiniens a été obtenue en contrepartie de celle de captifs israéliens détenus dans l’enclave depuis le 7 octobre 2023, les autres objectifs n’ont pas été atteints. Pis, la « guerre totale » lancée dès le lendemain par Tel-Aviv a abouti, dans l’indifférence occidentale, à un carnage humain de grande ampleur, à l’anéantissement de 80 % de la bande côtière et au déplacement forcé de 90 % de sa population.

Parmi les contributeurs de Deluge, Ahmed Alnaouq livre un récit très personnel sur la vie quotidienne sous le blocus et le siège. Originaire de l’enclave et installé à Londres depuis 2019, ce journaliste palestinien a perdu une vingtaine de membres de sa famille lors d’un bombardement israélien de la maison parentale en octobre 2023 (un de ses frères avait déjà péri pendant la guerre de 2014). « Pour moi et les survivants de ma famille, c’est une tragédie épique, raconte-t-il. C’est aussi une tragédie épique pour le monde. Car ce qu’il a laissé se passer à Gaza, en 2023 et avant 2023, est une tache qui ne pourra jamais être effacée. » Alnaouq est également le cofondateur, aux côtés entre autres du poète et enseignant gazaoui Refaat Alareer (tué en décembre 2023), du collectif We Are Not Numbers (WANN, « Nous ne sommes pas des chiffres »), né en 2015. Ce dernier entend restituer la voix de la jeunesse palestinienne en permettant à des aspirants écrivains de Gaza, aidés par des auteurs de métier, de publier leurs textes sur son site Internet, afin de retracer le drame vécu par les Palestiniens, mais aussi « leurs espoirs et leurs passions », et de lutter contre leur déshumanisation par Israël et les médias occidentaux. WANN a ainsi publié un recueil d’écrits sélectionnés parmi les milliers parus sur son site entre 2015 et 2024 (6). Classés par années, les dix chapitres de l’ouvrage contiennent des textes de diverses formes (récits, essais, poèmes). Le livre s’ouvre et s’achève sur des extraits du désormais célèbre poème de Refaat Alareer, Si je dois mourir, rédigé peu avant sa mort : « Si je dois mourir / Tu dois vivre / pour raconter mon histoire / pour vendre mes affaires / pour acheter un morceau de tissu / et des bouts de ficelle / (…) Pour qu’un enfant quelque part à Gaza / regardant le paradis dans les yeux / (…) voie le cerf-volant / (…) et pense un instant qu’un ange est là. »

Combattre la déshumanisation des Palestiniens « en relatant l’horreur » qu’ils subissent et « en réfutant l’argumentaire des facilitateurs du génocide », c’est également l’objet de l’ouvrage de la journaliste Meriem Laribi (7). Du 7 octobre 2023 au 7 octobre 2024, elle a tenu le journal d’une année de la guerre d’extermination en cours à Gaza. S’appuyant sur de nombreuses sources — informations rapportées par des correspondants palestiniens présents sur place et des médias indépendants arabophones, anglophones, francophones, y compris israéliens (comme le site +972 Magazine), rapports d’organisations de défense des droits humains, etc. —, son travail contribue à « reconstituer le puzzle de cette tragédie ». À travers une approche « anticolonialiste » et un « point de vue désoccidentalisé », Laribi expose la passivité coupable de la « communauté internationale » ainsi que les manipulations d’une presse partiale. « En France, écrit-elle, la plupart des journalistes des plateaux de télévision sont à plat ventre devant le porte-parole francophone de l’armée israélienne, Olivier Rafowicz, un petit homme arrogant mais pas très impressionnant que l’on voit absolument partout et tout le temps. » L’auteure insiste sur le fait qu’Israël interdit aux journalistes internationaux de se rendre à Gaza pour mieux « cacher le massacre ». Elle relève que « les médias occidentaux s’accommodent de cette censure, et en remettent une couche en ignorant ou dénigrant le travail des journalistes gazaouis, qui risquent leur vie à chaque instant (…). Sans eux, on ne saurait rien de ce qui se passe à Gaza. Ce dénigrement de la profession leur fait courir un danger plus important encore car l’armée israélienne se sent autorisée à les éliminer sans qu’il y ait de protestations ».

« Cartes fantômes »

À côté des livres d’histoire et des essais parus ces derniers mois, un certain nombre d’ouvrages combinant cartes, illustrations, chronologies et données chiffrées permettent de se représenter concrètement la situation actuelle et d’en comprendre les racines. Plusieurs d’entre eux se distinguent par l’originalité de la documentation fournie et la clarté des analyses. Ainsi de celui du géographe-cartographe Philippe Rekacewicz et du journaliste Dominique Vidal (8). À partir d’une profusion d’éléments cartographiques et d’archives souvent méconnues, les deux auteurs se proposent de « retrac[er] ainsi un siècle et demi d’histoire très mouvementé ». Le livre, enrichi d’éléments chronologiques et d’encadrés thématiques, explique comment le Royaume-Uni appuya le sionisme au début du XXe siècle et l’idée de créer en Palestine un État juif — destiné à former une pointe avancée de l’Occident —, au nom, notamment, d’intérêts géostratégiques. Il dévoile également des « cartes fantômes » issues de projets de paix conçus dans les années 2000 restés lettre morte. Pour mieux comprendre la « matrice de l’occupation » et le paradigme de l’annexion, il montre la fragmentation de la Cisjordanie au moyen d’un vaste réseau de colonies israéliennes, de routes de contournement exclusivement à l’usage des colons et de l’armée, de centaines de points de contrôle destinés à assurer le maillage du territoire palestinien, du « mur de séparation », etc. Il se penche enfin sur la judaïsation au forceps de Jérusalem-Est, à la faveur de la radicalisation des gouvernements israéliens successifs.

Publié initialement en 2011 et plusieurs fois actualisé, l’atlas du professeur émérite des universités Jean-Paul Chagnollaud et de l’enseignant-chercheur en géopolitique Pierre Blanc fait référence (9). Il suit le chemin parcouru par les Palestiniens de la fin du XIXe siècle, sous l’ère ottomane, jusqu’aux événements récents. Il revient sur le « choc du 7 octobre » mais aussi les divisions diplomatiques entre les pays européens, l’« indéfectible soutien » de Washington à Israël ainsi que la duplicité des régimes arabes à l’égard de la Palestine depuis 1948. Si le caractère pédagogique de l’ouvrage est indéniable, certains développements demeurent discutables. C’est le cas de la « solution à deux États » que les auteurs jugent « politiquement nécessaire et matériellement possible », malgré les réalités coloniales sur le terrain et son rejet par une large majorité de la jeunesse palestinienne.

On en prend conscience à la lecture de Comprendre la Palestine (10). Dans ce livre, fruit de dix ans d’enquête, la dessinatrice Alizée De Pin et le chercheur Xavier Guignard proposent une synthèse approfondie sur l’histoire palestinienne — une histoire, selon eux, « de dépossession, de lutte, de ségrégation et d’une souveraineté rendue impossible ». Les deux auteurs apportent des éclairages utiles sur des sujets souvent peu étudiés en profondeur : le fonctionnement précis de l’Autorité palestinienne de M. Mahmoud Abbas (« État de papier » et « instrument de contrôle des Palestiniens des territoires occupés »), la question du droit à la résistance armée, la mainmise des autorités d’occupation sur les ressources naturelles palestiniennes (dont l’aquifère de Cisjordanie) au profit des colons, le mouvement des prisonniers lancé dans les années 1980, etc. L’un des principaux intérêts de ce travail tient au choix de prendre comme fil conducteur la question de la partition de la Palestine décidée par l’ONU en 1947, rejetée à l’époque par les Palestiniens, qui étaient favorables à un État unique regroupant Arabes et Juifs. Les auteurs entreprennent de montrer comment l’idée de la partition en deux entités politiques « a émergé, avant de prendre la forme d’une chimère ». Au vu de la situation actuelle, ils estiment que la « solution à deux États », « véritable mantra diplomatique » de la « communauté internationale », est un « leurre » : « La séparation, qui supposerait le partage, n’a jamais été aussi impossible, renforçant la domination » d’Israël sur les Palestiniens. Selon eux, « la seule alternative est la cohabitation » au sein d’un même État, « fondé sur l’égalité concrète entre tous [s]es habitants ».

Cette opinion va à l’encontre des réflexions de plusieurs spécialistes du « conflit » israélo-palestinien, parmi lesquels Jean-Pierre Filiu, fervent défenseur de la « solution à deux États », avec un État palestinien « démocratique et démilitarisé » aux côtés de l’État israélien. Dans son ouvrage Comment la Palestine fut perdue (11), l’historien explique que ce modèle constitue « le seul horizon d’avenir pour la coexistence de deux peuples sur la même terre, et ce sur la base d’un rapport de forces désormais écrasant en faveur d’Israël ». « Car sans ce cadre de coexistence, ajoute-t-il, un tel rapport de forces n’apportera à l’État juif ni la sécurité ni la stabilité. » Au contraire, selon Pappé, qui rejoint la position de De Pin et Guignard, la seule façon de résoudre le problème des réfugiés et de la minorité palestinienne en Israël est de créer un « État unique et démocratique où chacun, Palestinien ou Israélien, joui[rait] de droits égaux et de la liberté de mouvement dans toute la Palestine historique ».

À l’heure où le système d’apartheid mis en place par les Israéliens se renforce, tandis que l’annexion des territoires occupés s’intensifie, il est plus que jamais nécessaire d’examiner les moyens de sortir du paradigme colonial inhérent au sionisme afin de bâtir un État commun. Dès 2006, dans un passage visionnaire en conclusion de son ouvrage sur le nettoyage ethnique de la Palestine, Pappé avertissait : « Jamais [les Palestiniens] ne pourront faire partie de l’État et de l’espace sionistes. Ils vont donc continuer à se battre. Leur lutte sera, espérons-le, pacifique et victorieuse. Sinon, elle sera désespérée et vengeresse, et, comme un cyclone, elle nous aspirera tous dans une immense et perpétuelle tempête de sable. » Deux décennies plus tard, ces mots résonnent à grand fracas.

Olivier Pironet

Journaliste. www.monde-diplomatique.fr/

(1) Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, traduit de l’anglais par Paul Chemla, La Fabrique, Paris, 2024, 396 pages, 20 euros.

(2) Ilan Pappé, A Very Short History of the Israel-Palestine Conflict, Oneworld Publications, Londres, 2024, 160 pages, 9,99 livres sterling.

(3) Sur l’histoire de Gaza depuis l’Antiquité, lire en particulier Gerald Butt, Gaza, au carrefour de l’histoire, traduit de l’anglais par Christophe Oberlin, Erick Bonnier, Paris, 2011, 285 pages, 21 euros, et Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza, Fayard, Paris, 2024 (1re éd. : 2012), 600 pages, 13 euros.

(4) Avi Shlaïm, avant-propos à Jamie Stern-Weiner (sous la dir. de), Deluge : Gaza and Israel from Crisis to Cataclysm, OR Books, New York, 2024, 320 pages, 22 dollars.

(5Cf. Sara Roy, The Gaza Strip : The Political Economy of De-development, Institute for Palestine Studies, Washington, 2016 (1re éd. : 1995), 616 pages.

(6) Ahmed Alnaouq et Pam Bailey (sous la dir. de), We Are Not Numbers : The Voices of Gaza’s Youth, Hutchinson Heinemann, Londres, 2025, 368 pages, 14,99 livres sterling.

(7) Meriem Laribi, Ci-gît l’humanité. Gaza, le génocide et les médias, préface d’Alain Gresh, Éditions Critiques, Paris, 2025, 312 pages, 19 euros.

(8) Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal, Palestine-Israël. Une histoire visuelle, Seuil, Paris, 2024, 256 pages, 33 euros.

(9) Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, Atlas des Palestiniens. Itinéraire d’un peuple sans État, cartographie de Madeleine Benoit-Guyod, Autrement, Paris, 2025 (4e éd.), 96 pages, 24 euros.

(10) Alizée De Pin et Xavier Guignard, Comprendre la Palestine. Une enquête graphique, Les Arènes, Paris, 2025, 232 pages, 20 euros.

(11) Jean-Pierre Filiu, Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (XIXe-XXIsiècle), Seuil, 2024, 432 pages, 24 euros.

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