TRUMP LANCE UN DANGEREUX RENVERSEMENT DES ALLIANCES

Par Renaud Girard

A peine élu chancelier d’Allemagne, Friedrich Merz a tenu, dans la soirée du 23 février 2025, des propos inouïs dans la bouche d’un leader du parti chrétien-démocrate, une formation profondément atlantiste depuis trois quarts de siècle. Invité sur le plateau d’une chaîne nationale de télévision, l’ancien représentant en Allemagne du fonds d’investissement américain BlackRock a déclaré que les Etats-Unis étaient désormais indifférents au sort de l’Europe, et que le Vieux Continent devait de toute urgence construire sa propre défense, indépendamment de l’Amérique. Même un leader européen aussi méfiant à l’égard de la fiabilité de l’allié américain que Charles de Gaulle ne se serait pas exprimé de manière aussi tranchée.

Il faut dire que les Alliés européens de Washington ont été profondément choqués par les propos tenus par le président Trump à l’égard de l’Ukraine et de l’Europe, un mois après sa prise de fonction à la Maison Blanche. En reprenant le narratif du Kremlin sur le déclenchement de la guerre en Ukraine, en reprochant au président de la République française et au Premier ministre britannique de « n’avoir rien fait pour arrêter la guerre », en déposant auprès de l’Assemblée générale des Nations unies un projet de résolution différent de celui de ses alliés européens, en faisant dire par son secrétaire à la Défense que l’Indopacifique intéressait désormais plus l’Amérique que l’Europe, le 47ème président des Etats-Unis a donné une impression très désagréable aux Européens. L’impression qu’il préparait un renversement des alliances. Qu’il projetait un axe Washington-Moscou, afin de casser l’alliance de la Russie et de la Chine dans l’Indopacifique.

Trump a tout à fait raison de vouloir faire la paix en Ukraine et d’arrêter la boucherie entre frères slaves orthodoxes. Après trois ans de guerre, aucune victoire militaire ne se dessine d’un côté comme de l’autre. Les jeunesses russe et ukrainienne ne montrent aucun enthousiasme à se battre l’une contre l’autre. Mais ce n’est pas en affaiblissant à l’avance la position de son partenaire ukrainien que la nouvelle Amérique parviendra à ses fins. Washington risque seulement d’aiguiser l’appétit de la Russie vers la Moldavie, et de la Chine vers Taïwan.

Parler directement à Poutine est une bonne idée de la part de Trump. La diplomatie est utile quand elle se fait avec ses adversaires. Il n’est pas inutile que le président américain interroge directement son homologue russe sur l’architecture de sécurité qu’il conçoit pour l’Europe orientale, du Dniestr à l’Oural. Il est compréhensible que Trump, à la différence de Biden, s’abstienne de traiter Poutine de tyran. L’insulte_ n’a jamais favorisé la diplomatie. Mais fallait-il traiter Zélinsky de dictateur, alors qu’objectivement il ne l’est pas ? Le président ukrainien a répondu avec beaucoup de sang-froid, dans une conférence de presse tenue à Kiev le 24 février, en disant qu’il quitterait immédiatement son poste en échange d’une admission de l’Ukraine à l’Otan…   

Trump est-il conscient de la sensibilité des démocraties européennes au renversement des alliances ? Le dernier qu’elles ont subi est le pacte germano-soviétique du 23 août 1939. En s’alliant soudainement avec les nazis, en partageant secrètement la Pologne avec eux, en leur promettant une bienveillante neutralité, Staline les a lancés contre les démocraties européennes, provoquant le début de la seconde guerre mondiale.

Très curieusement, Trump a fait à la Russie des concessions que Poutine ne réclamait même pas. En abandonnant les Européens, en les menaçant de leur retirer Starlink, l’Amérique ne fera qu’affaiblir son jeu face à Poutine, dont l’appétit aura été grandement aiguisé. En restant forte et proche de ses alliés européens, l’Amérique aurait obtenu certainement davantage de concessions de la part de Poutine.

En lâchant l’Europe pour la Russie poutinienne, Trump lâchera la proie pour l’ombre. Car Poutine n’abandonnera jamais son allié chinois pour les beaux yeux de Trump, lequel peut se retrouver paralysé dans deux ans, s’il perd sa majorité de trois voix à la Chambre des Représentants, aux élections de mi-mandat. L’alliance sino-russe est d’acier car elle est idéologique. Ce sont deux régimes qui pensent que la démocratie ne vaut rien pour leurs pays, et que l’Occident donneur de leçons doit être fermement remis à sa place.

La stratégie d’une alliance Amérique-Russie dans l’Indopacifique n’est pas idiote en soi. D’autant plus que l’Inde pourrait la rejoindre. Mais ce n’est qu’un projet de très long terme. Entre temps il faudra remettre la Russie dans les rails d’un comportement international normal, ni paranoïaque, ni prédateur. Tout lui céder aujourd’hui n’y contribuerait pas.

L’Europe a tout à fait les moyens de se remettre d’un abandon américain. Militairement, elle peut se protéger elle-même. Le budget militaire cumulé des Européens est trois fois celui de la Russie. Les Ukrainiens ont montré que l’armée russe était tout sauf imbattable.

Technologiquement, les chercheurs européens ne sont pas intrinsèquement inférieurs aux américains. Mais ils vont en Amérique pour y chercher des^ financements. Il suffirait à l’Union européenne d’appliquer le rapport Draghi pour que l’industrie et la recherche européennes équivalent à celles des Etats-Unis.

Contrairement à ce que pense Trump, l’Europe rapporte beaucoup plus à l’Amérique qu’elle ne lui coûte. Les Européens lui achètent ses armes, sa technologie, son gaz de schiste. Ils investissent massivement chez elle.

Soyons reconnaissants à Trump de nous avoir réveillés. Il est grand temps que l’Europe ne dépende plus de l’Amérique, ni militairement, ni financièrement, ni économiquement, ni diplomatiquement.

En 1963, lors de la ratification du traité franco-allemand de l’Elysée, signé par de Gaulle et Adenauer, les députés du Bundestag l’avaient volontairement dénaturé en y ajoutant un préambule rappelant la suprématie de l’alliance militaire avec l’Amérique. Il est certain qu’aujourd’hui Friedrich Merz ne voterait pas un tel préambule.