

Ces deux dernières années, Mariam Abou Dagga a beaucoup travaillé. Trop. Mais le peu de temps qu’il lui restait, cette Palestinienne de 33 ans le consacrait à appeler son fils Gaith, 13 ans, qui, depuis le début de la guerre à Gaza, vit avec son père aux Émirats arabes unis.
Mariam Abou Dagga, diplômée de l’université al-Aqsa, était journaliste depuis 2015. Elle était aussi l’une des rares femmes photographes à couvrir la guerre à Gaza. Une de ses photos les plus impressionnantes montre un enchevêtrement de corps, comme un mauvais assemblage de briques formant un mur instable. Sur la photo, des dizaines de jeunes Palestiniens affamés agrippés à un camion d’aide le 4 août dernier.
Ces dernières semaines, elle s’était installée à l’hôpital Nasser, à Khan Younès. Était-ce là qu’avant la guerre, elle avait donné un rein à son père?
Chaque jour, elle y effectuait un travail indispensable de documentation des conséquences du blocus et des bombardements israéliens : les affamés, les mutilés, les morts, dont de nombreux enfants, les impossibles conditions de travail du personnel de santé, la détresse absolue d’une mère, d’un père, d’un frère, d’un orphelin.
Mariam Abou Dagga a été tuée, le 25 août dernier, par une frappe israélienne contre l’hôpital Nasser. Ce jour-là, la photographe, ses collègues, le personnel médical, étaient dans un escalier de l’hôpital qui venait d’être visé par une première frappe. Alors que les premiers s’employaient à couvrir le nouveau drame et que les seconds tentaient de sauver les blessés, Israël a procédé à une deuxième frappe, constituée de deux tirs, selon CNN. Cette deuxième frappe a causé la mort de plus de 20 personnes, des membres de l’équipe soignante essentiellement, ainsi que cinq journalistes : Mohammad Salama, Moaz Abou Taha, Houssam el-Masri et Ahmad Abou Aziz, en sus de Mariam.
Quelques heures plus tard, Benjamin Netanyahu évoquait un accident tragique, « a mishap ».
En droit international, ce « mishap » ressemble furieusement à un crime de guerre.
Ce n’est pas le premier évidemment. Depuis le début de la guerre, en octobre 2023, quelque 200 reporters ont péri sous les tirs israéliens, dont plus de 50 dans l’exercice de leur profession, faisant de cette guerre la plus meurtrière de l’histoire récente pour la profession.
« Désormais, nous sommes orphelins à Khan Younès. Elle était nos yeux », a déclaré au Washington Post Enric Marti, l’éditeur photo, à Associated Press, qui s’occupait des images de Mariam.
Depuis le début de la guerre, alors qu’Israël empêche l’entrée des journalistes étrangers dans la bande de Gaza, les journalistes palestiniens y sont les seuls yeux du monde.
« Le blocus médiatique imposé sur Gaza, avec le massacre de près de 200 journalistes par l’armée israélienne, facilite la destruction totale de l’enclave bloquée ainsi que son effacement », dénonçait, en mai dernier, Thibaut Bruttin, Directeur général de Reporters sans frontières.
C’est vrai, mais ce n’est pas tout. Parce que malgré ce blocus médiatique, malgré les assassinats de journalistes palestiniens, le monde sait.
Le monde sait, parce que les images des massacres circulent massivement, malgré tout. Comme celles des corps disloqués et enchevêtrés sur les marches de l’escalier de l’hôpital Nasser après la deuxième frappe israélienne.
Le monde sait, parce que les Palestiniens de Gaza racontent leur calvaire, à l’instar de Noor, dans nos colonnes.
Le monde sait, aussi et surtout, parce que les dirigeants israéliens clament haut et fort leurs intentions. Une déclaration, parmi des centaines d’autres : en mars dernier, le ministre israélien de la Défense, Israel Katz, lançait cet avertissement aux habitants de Gaza : « Suivez le conseil du président des Etats-Unis : rendez les otages et jetez dehors le Hamas, et de nouvelles options s’ouvriront pour vous – y compris la relocalisation dans d’autres parties du monde pour ceux qui en font le choix. L’alternative est la destruction et la dévastation totale. »
Des déclarations dont Julian Fernandez et Olivier de Frouville, deux juristes français, estiment, dans une tribune publiée par Le Monde, qu’elles sont « l’expression transparente d’une intention génocidaire à Gaza ». Deux experts parmi des dizaines et des dizaines d’autres qui, ces derniers mois, ont lancé des mises en garde similaires contre le risque génocidaire à Gaza.
Le monde sait, parce que la technologie permet aux médias les plus sérieux, les plus reconnus, d’afficher les images satellites « avant » (une ville, un quartier) et « après » (un champ de ruines) les bombardements israéliens à Gaza.
Le monde sait la famine, celle officiellement reconnue par l’Onu la semaine dernière. « C’est une famine sous nos yeux à tous. Nous en portons tous la responsabilité. La famine de Gaza est la famine du monde », a déclaré Tom Fletcher, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence de l’Onu, avant d’ajouter : « C’est une famine qui nous interroge : mais qu’avez-vous fait ? »
Le monde sait, et ça ne change rien, ou si peu. Le processus d’effacement de Gaza se poursuit, inexorablement, sous nos yeux.
Mariam Abou Dagga devait le savoir, elle qui, dans son testament, s’est recroquevillée sur la dernière chose faisant encore sens dans un monde en perte d’humanité. « Ne m’oublie jamais, a-t-elle écrit à son fils. Et souviens-toi que ta mère a fait tout ce qu’elle pouvait pour que tu sois heureux, à l’aise et en paix ».
Émilie Sueur
Directrice du développement numérique