Pourquoi l’Occident continue de mal lire l’Iran

L’Amérique échoue encore au test de psychologie de l’adversaire

Introduction : le déni qui refuse de mourir

Donald Trump, Joe Biden, Barack Obama et de nombreux présidents avant eux ont tous répété la même phrase : « Nous ne cherchons pas un changement de régime en Iran. » Pourtant, c’est précisément là que réside l’échec américain en matière de psychologie de l’adversaire. Pour Téhéran, de telles déclarations sonnent creux lorsqu’elles s’accompagnent d’une diabolisation constante du régime, présenté comme illégitime, et d’affirmations persistantes selon lesquelles l’Iran « appartient » à la sphère d’influence américaine. Aux yeux des dirigeants iraniens, il n’existe aucune différence pratique entre être déclaré illégitime et être visé pour un changement de régime. Washington insiste sur le contraire, mais à Téhéran, le déni de souveraineté équivaut à un déni de survie.
Depuis près d’un demi-siècle, la politique américaine à l’égard de l’Iran n’a pas été guidée par une stratégie claire, mais par ce déni. Depuis la fin des années 1970, les responsables américains répètent la même doctrine : l’Iran relève de la sphère d’influence des États-Unis, et la primauté américaine dans le Golfe est naturelle et non négociable.

En 1981, Caspar Weinberger affirmait : « Les États-Unis ne peuvent et ne permettront pas à des forces hostiles de dominer le golfe Persique. » Quelques années plus tard, George Shultz déclara devant le Congrès : « L’avenir de l’Iran se trouve dans un ordre de sécurité du Golfe — dirigé par les États-Unis et nos alliés. » Brent Scowcroft écrivait en 1993 : « Un Iran hostile ne peut pas être autorisé à dicter les règles dans le Golfe, une région vitale pour l’énergie mondiale et les intérêts américains. »
Paul Wolfowitz, dans son Defense Planning Guidance de 1992, cristallisait cette vision : « Nous devons empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources seraient suffisantes pour générer une puissance globale. Cela vaut avant tout pour le golfe Persique. » John Bolton, en 2007, résumait sans détour : « L’Iran doit être isolé, contenu et, en fin de compte, transformé. Son rôle dans le Golfe sera décidé à Washington, pas à Téhéran. »

Un seul président a présenté de timides excuses pour le rôle de la CIA dans le renversement du Premier ministre Mohammad Mossadegh en 1953 — Barack Obama — mais lui-même a présidé à des war rooms de la CIA et du Mossad durant la Révolution verte de 2009. Tous les autres présidents ont continué à répéter qu’il fallait maintenir l’Iran dans l’orbite américaine. Diaboliser le régime est devenu un réflexe bipartisan. Mais la répétition relève ici de la pure absurdité. Comme le dit l’adage, refaire sans cesse la même chose en espérant un résultat différent est la définition de la stupidité. Chaque nouvelle vague de pressions n’a pas affaibli la République islamique, elle l’a consolidée.
Ce que cette tradition a manqué — et ce que beaucoup d’experts continuent d’ignorer —, c’est que la carte a changé sous leurs pieds. Le Golfe n’est plus un lac américain, et le calcul iranien est existentiel, non pas technique.

Le modèle Brzezinski et son héritage

La doctrine de la primauté américaine dans le Golfe s’est cristallisée à la fin des années 1970 sous l’impulsion de Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter. Inquiet de l’invasion soviétique de l’Afghanistan et de la chute du Shah, il affirmait que les États-Unis devaient garantir la sécurité du Golfe par des déploiements avancés et la menace explicite de recourir à la force. Cette logique donna naissance à la « doctrine Carter » de 1980, dont le véritable architecte était Brzezinski.
Weinberger et Shultz l’ont mise en œuvre sous Ronald Reagan, en élargissant les droits de stationnement et les liens militaires avec les monarchies du Golfe. Brent Scowcroft l’a prolongée sous George H. W. Bush après la guerre froide. Dans toutes ces formulations, l’Iran n’a jamais été traité comme un partenaire, mais comme un problème mis en quarantaine — à contenir jusqu’à ce qu’il soit « réintégré » dans un ordre dominé par Washington.

Dans les années 1990 et 2000, Wolfowitz et Bolton ont durci cette approche : pour eux, l’Iran n’était pas seulement hostile, il était la clef de voûte de l’instabilité au Moyen-Orient. Qu’il s’agisse de changement de régime, de sanctions ou de coercition diplomatique, le réflexe restait le même : le Golfe appartenait à l’Amérique, et la souveraineté iranienne était conditionnelle.

L’obsession de l’enrichissement : un brouillard stratégique

À ce réflexe s’est ajoutée une autre distorsion : l’obsession de l’enrichissement nucléaire. Au début des années 2000, le débat à Washington s’est effondré en une querelle sur le nombre de centrifugeuses. Le « zéro enrichissement » était le slogan des durs ; « l’enrichissement limité » celui des pragmatiques.
Mais cette fixation est un brouillard stratégique.
Pour Téhéran, l’enrichissement est une question de survie.
Le « zéro enrichissement » est une illusion. Aucun gouvernement iranien ne peut capituler sans se suicider politiquement.

Ce que l’Iran exige réellement, c’est la réciprocité : reconnaissance de sa souveraineté, garanties de sécurité et parité.
En réduisant l’Iran à des chiffres de centrifugeuses, les responsables occidentaux confondent la technique et l’existentiel.

Là où les experts ont raison

Les analystes ont parfois vu juste :
Les frappes militaires ne règlent rien.
Le « zéro enrichissement » est irréaliste.
L’accès de l’AIEA est essentiel.
Des opportunités existaient (Afghanistan 2001, JCPOA 2015).
Les accords intérimaires peuvent stabiliser les tensions.
Mais ces vérités sont éclipsées par des erreurs répétées.

Là où ils se trompent

La logique de sphère d’influence. Le Golfe est désormais multipolaire : Chine, Russie, Arabie saoudite, Émirats, et même les Houthis y sont des acteurs.
La fausse symétrie. Les « occasions manquées des deux côtés » masquent le poids décisif des choix américains : 2003, 2004, 2018, 2021.
La réduction à l’enrichissement. Les centrifugeuses ne sont pas le cœur du problème : la reconnaissance l’est.
La lecture erronée des alliances iraniennes. Elles sont aussi dissuasives qu’agressives.
La surestimation de la dissuasion calibrée. La guerre de 12 jours de 2025 l’a montré : la pression renforce la cohésion interne.
Le rejet des accords intérimaires. La réciprocité progressive est au contraire un levier.

Ce qu’ils manquent totalement

Une architecture de réciprocité :
Sécurité : garanties crédibles de non-agression pendant les négociations.
Gestion de crise : lignes directes et protocoles d’incidents.
Ancrage politique : implication du Congrès pour limiter la réversibilité à 4 ans.
Automatisme économique : allègements graduels et réversibles liés à des étapes vérifiables.
Un paquet régional :
Enrichissement borné + désescalade (listes de « faire/ne pas faire » sur missiles, proxies, frappes transfrontalières).
Forum de sécurité du Golfe (Iran, CCG, Irak, avec l’UE/ONU en soutien).
Politiques intérieures :
À Téhéran : sans bénéfices tangibles, les modérés ne peuvent pas battre les durs.
À Washington : sans gestes visibles de l’Iran, aucun soutien domestique durable.
Séquençage :
0–90 jours : gel au-dessus de 60 %, restauration des caméras AIEA, déblocage de fonds humanitaires, garantie américaine de non-attaque.
90–270 jours : plafonnement, consolidation des sites, moratoire sur les proxies, levée progressive des sanctions.
12–24 mois : accord de 25 ans, inspections renforcées, règles régionales parallèles.

La carte sous leurs pieds

L’erreur la plus grave est d’ignorer la nouvelle carte.
L’Iran a survécu à la pression maximale.
La Chine et la Russie sont installées dans le Golfe.
Les pays du Golfe recalibrent (Arabie saoudite, Émirats).
La dissuasion israélienne a été ébranlée.
Les institutions non occidentales (BRICS+, OCS) offrent des alternatives.
L’Iran n’est plus un pion sur l’échiquier américain : c’est un joueur dans un Golfe multipolaire.

Au-delà du « bombe ou pas bombe »

L’issue réaliste n’est pas le « zéro enrichissement » ni le changement de régime, mais un seuil géré : délais de percée allongés, détection rapide, incitations politiques alignées.

Conclusion : coincés dans le déni

Depuis quarante ans, les responsables américains répètent deux illusions : que l’Iran doit rester dans leur sphère d’influence, et que l’enrichissement est la clef unique.
Un seul président a fait une demi-apologie pour 1953, mais même lui a toléré des projets de changement de régime en 2009. Tous les autres ont recyclé la même doctrine. Résultat : chaque cycle de sanctions et d’isolement a renforcé la République islamique. Ce n’est pas une stratégie, c’est un déni.
La voie durable : enrichissement surveillé, règles régionales exécutoires, garanties de non-agression, allègement automatique des sanctions, intégration dans un cadre du Golfe. Mais le JCPOA n’est plus sur la table.
Le meilleur scénario est celui qu’évoquait Leslie Gelb : un modus vivendi. Ni amitié, ni confiance, mais coexistence.
Si les États-Unis peuvent vivre avec moins — trêve glaciale avec la Corée du Nord, paix armée avec Cuba, arrangements transactionnels avec les Houthis — ils peuvent certainement vivre avec l’Iran. La question n’est pas de savoir si Washington peut l’imaginer, mais s’il peut enfin réussir le test de psychologie de l’adversaire.

G.Descedres