La guerre contre Taëf

Pourquoi le plan Barrack met en danger la survie du Liban

L’acceptation par le gouvernement libanais des termes avancés par l’émissaire américain Tom Barrack — un cadre soigneusement façonné pour accommoder les exigences israéliennes — n’est pas un plan de paix équilibré. C’est une capitulation forcée, déguisée sous le langage de l’équité. Derrière son emballage de « résolution de conflit », il réécrit l’ordre constitutionnel libanais, érode la souveraineté et risque de déclencher une nouvelle guerre civile.
Au cœur du plan Barrack se trouve l’abandon du séquençage inscrit dans l’Accord de Taëf de 1989, dans la Constitution et dans le Pacte national — les deux piliers de la légitimité libanaise post-indépendance et post-guerre civile. Ce n’est pas un détail juridique mineur : cela touche à l’essence même de l’architecture politique du Liban.
La logique de Taëf était claire : d’abord, le retrait complet de toutes les forces étrangères du territoire libanais ; ensuite, le rétablissement de l’autorité souveraine sur l’ensemble du pays ; puis, l’intégration ou le désarmement de toutes les milices dans un État reconstitué ; et parallèlement, l’application des 80 % de réformes constitutionnelles que Taëf avait prescrites et qui restent à ce jour inachevées.
Le plan Barrack inverse cet ordre. Il exige que le Hezbollah et tous les acteurs non-étatiques se désarment dès les premières phases, tandis que les retraits finaux d’Israël des territoires libanais occupés sont relégués à la toute fin — sans garantie contraignante qu’ils aient lieu. Cette inversion prive le Liban de son principal moyen de dissuasion d’emblée, érodant tout levier de négociation avant même que l’autre partie ne remplisse ses obligations. En termes constitutionnels, c’est la destruction pratique de Taëf sous couvert de son invocation rhétorique.
Et tandis que le Conseil des ministres s’empressait de se plier, aucun des serments prêtés n’a protesté lorsque Barrack déclara, avec désinvolture, que la Constitution libanaise et l’Accord de Taëf avaient « disparu ».
Les partisans du plan invoquent sa référence à la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais la 1701 a déjà été vidée de sa substance — assassinée, en vérité — par des mois de violations israéliennes : survols routiniers et profonds de l’espace aérien libanais, refus de se retirer des territoires libanais, assassinats ciblés à l’intérieur des frontières, et une série d’exceptions sécuritaires unilatérales destinées à justifier indéfiniment ces violations. Un cadre exigeant le désarmement libanais pendant que ces violations se poursuivent n’applique pas la 1701 : il institutionnalise son échec.
Le danger politique est renforcé par une partie de la droite chrétienne libanaise, notamment les Forces libanaises et les séparatistes du gouvernement Salam, qui se sont réjouis et ont acquiescé au cadrage de Barrack selon lequel le Pacte national serait « obsolète ». Une telle démarche mine le compromis confessionnel délicat sur lequel repose Taëf. Si une partie renonce à ses concessions fondatrices, l’autre revisite inévitablement les siennes. Ce n’est pas une hypothèse : c’est le déclencheur classique de l’effondrement constitutionnel dans l’histoire libanaise.
L’appel à « remettre les armes du Hezbollah à l’État » repose sur une fiction dangereuse : que le Liban disposerait déjà d’un appareil étatique neutre et constitutionnel capable d’absorber et de déployer ces armes dans un cadre de défense nationale légitime. En réalité, l’État reste une mosaïque de milices et de seigneurs de guerre d’après-guerre qui, depuis des décennies, bloquent l’application de la Constitution. Le premier d’entre eux, le président Nabih Berri, agit dans l’ombre — et, disent certains, sous le chantage — de sanctions américaines liées à la corruption. Il semble prêt à tout céder pour préserver ses biens et ceux de sa famille. D’autres, comme Gebran Bassil, paraissent motivés par des calculs similaires, attirés par de vagues promesses de levée de sanctions, tandis que des figures telles que Samir Geagea et d’autres chefs confessionnels cherchent ouvertement à appliquer Taëf de façon sélective pour servir leurs agendas factionnels.
Au lieu de s’unir contre une menace existentielle à la souveraineté et à la coexistence, les factions politiques libanaises sombrent dans ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences ». Au moment précis où un front national cohérent est nécessaire, les seigneurs de guerre — consumés par le sectarisme, la superstition et le féodalisme — utilisent la crise pour régler des comptes anciens, consolider leurs fiefs et marginaliser leurs rivaux. L’image est presque trop parlante : l’avion s’écrase, et les seigneurs de guerre se disputent la place près du hublot.
Le déséquilibre du plan Barrack apparaît avec le plus de clarté dans ses clauses d’exécution. Si le Liban est accusé de violation, la réponse serait immédiate et tangible : suspension de l’aide militaire, sanctions économiques, et possibles boycotts du CCG. Si Israël viole l’accord, la réponse se limiterait à une « censure » non contraignante du Conseil de sécurité et à des examens procéduraux — des mesures sans réelle conséquence, une tape sur les doigts. Ce n’est pas la réciprocité : c’est la coercition inscrite dans les petits caractères. Concrètement, une seule accusation non vérifiée contre le Liban pourrait paralyser ses forces de sécurité du jour au lendemain, tandis que les violations israéliennes se perdraient dans des débats interminables sans aucune sanction.
Même le choix des « garants » souligne le déséquilibre. Les États-Unis et la France sont deux partenaires stratégiques d’Israël. Leur biais aurait dû être compensé par une compréhension accrue des besoins libanais. Au lieu de cela, leur diplomatie a approfondi la vulnérabilité du Liban, rétrécissant sa marge de manœuvre au moment même où il avait besoin d’un appui stratégique. En réalité, Washington obtient pour Israël par la diplomatie ce qu’Israël n’a pu obtenir par la guerre. Sans mécanisme d’application indépendant, chaque différend sera réglé en faveur d’Israël, comme toujours. Barrack lui-même l’a reconnu, admettant que Washington « n’est pas en position d’imposer à Israël le respect d’un cessez-le-feu signé sous garantie du gouvernement américain ».
Au-delà du séquençage et de l’exécution, le plan recèle d’autres pièges, d’apparence technique mais tout aussi dangereux. La démarcation de la frontière syrienne est liée à l’aide au Liban, rendant Beyrouth otage de la coopération de Damas. Les critères de lutte antidrogue peuvent être instrumentalisés pour justifier des gels soudains de l’aide. La conditionnalité façon FMI risque de provoquer une austérité déstabilisatrice avant même que les bénéfices économiques ne se matérialisent. Et plane sur tout cela une omission flagrante : les ambitions territoriales israéliennes de longue date, récemment réaffirmées par le Premier ministre israélien dans son projet talmudico-messianique du Grand Israël, incluant une expansion vers le fleuve Awali, ne sont ni mentionnées ni contestées.
Le danger le plus grave reste intérieur. Dans ce cadre, les Forces armées libanaises seraient chargées d’exécuter les décisions du Conseil des ministres sur le désarmement alors même que l’occupation israélienne perdure. Cela fracturerait presque à coup sûr l’armée sur des lignes confessionnelles, détruisant l’une des rares institutions nationales encore respectées à travers les communautés. Une fois brisée, l’ALF ne pourrait être reconstituée rapidement, voire pas du tout. La guerre civile s’ensuivrait, avec les modérés de toutes les communautés, notamment chrétiens, comme premières victimes, bientôt suivis de l’effondrement complet du pacte national.
En termes stratégiques, cela réaliserait — et non contrecarrerait — la vision israélienne de longue date d’un Levant fragmenté, déjà exposée dans des documents de politique et la rhétorique de dirigeants israéliens.
Il n’existe qu’une seule alternative crédible à cette trajectoire. Un cadre juste et équilibré doit commencer par le retrait complet des forces israéliennes de tout le territoire libanais, vérifié par les Nations unies. Il doit restaurer l’autorité souveraine du Liban sur chaque parcelle de son territoire. Ce n’est qu’alors, et en parallèle avec des étapes irréversibles du côté israélien, que l’intégration ou le démantèlement de tous les groupes armés pourra progresser. Et il doit intégrer des clauses de violation symétriques, assorties de sanctions matérielles, contrôlées par un organisme neutre et indépendant, et non laissées à la discrétion de parties alignées sur un camp.
Tout compromis moindre reviendrait à répéter le désastre de l’Accord du 17 mai 1983, quand le Liban fut contraint de concéder sous occupation, pour voir l’accord s’effondrer dans l’humiliation.
Le Liban ne peut pas tracer son avenir dans des pourparlers à huis clos, dictés par des puissances extérieures ouvertement alignées sur une partie du conflit. Il est urgent d’organiser un référendum national — non seulement sur l’avenir des armes de la résistance, mais sur la pleine application de Taëf, la laïcisation de l’État, et la définition des priorités nationales fondamentales qui détermineront si le Liban survit en tant que nation souveraine et unifiée.
Il ne s’agit pas seulement d’une question constitutionnelle interne. Pour Washington, Paris et les Nations unies, le cadre Barrack tel qu’il existe ne produira pas la stabilité ; il institutionnalisera l’instabilité, sapera l’État qu’ils prétendent soutenir et accélérera la fragmentation d’un pays déjà au bord du gouffre.
Le choix est brutal. Soit le Liban insiste sur un retrait négocié qui restaure la parité, soit il accepte un désarmement imposé qui risque la guerre civile et efface les garanties constitutionnelles de sa souveraineté. Il n’y a pas de juste milieu qui soit à la fois équitable et durable.

Guy des Cèdres