
La recomposition se poursuit au Moyen-Orient. Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump semble prêt à rebattre toujours davantage les cartes dans cette région instable du monde, mue par de profondes transformations géostratégiques ces derniers mois. Un des positionnements surprenants du président américain réside en sa prise de distance progressive avec Israël et son premier ministre Benyamin Netanyahou, auquel il n’a pas rendu visite en marge de sa tournée dans le Golfe mi-mai. Le républicain ne voit pas nécessairement d’un bon œil l’intensification de la guerre à Gaza, au moment où il répète sa volonté de « mettre fin aux conflits » dans différentes régions du monde.
Depuis décembre, la situation dans l’enclave palestinienne s’est télescopée à une autre situation brûlante : la chute du dictateur Bachar al-Assad, et la prise de pouvoir d’Ahmed al-Charaa, ancien djihadiste du Front al-Nosra puis du groupe Hayat Tahrir al-Chamdans, dans un pays ravagé par 14 années de guerre civile.
Contre toute attente, une rencontre surprise entre ce nouveau président intérimaire et Donald Trump a été organisée lors de sa visite en Arabie saoudite, le 14 mai. Un rendez-vous qui marque « un tournant historique », selon Ahmed al-Charaa, et qui a débouché sur la levée d’une partie des sanctions jusque-là infligées à Damas par les Etats-Unis.
Homme d’affaires et proche de Donald Trump
Bien que très fragile, ce rapprochement inattendu ne fait pas forcément les affaires d’Israël, officiellement toujours en guerre contre la Syrie. L’Etat hébreu, qui annexe une partie du plateau du Golan, a d’ailleurs multiplié les raids aériens sur le pays depuis la chute de la dynastie al-Assad. Dernière inquiétude en date pour le pouvoir israélien : la nomination d’un nouvel envoyé spécial de Donald Trump en Syrie. Source des craintes de Benyamin Netanyahou ? Le profil de cet émissaire, Tom Barrack, aujourd’hui ambassadeur américain en Turquie.
LIRE AUSSI : « Daech se faufile… » : comment l’Etat islamique fait discrètement son retour en Syrie
Cet homme d’affaires est un proche de longue date du Républicain. Durant le premier mandat de Donald Trump, l’investisseur avait été soupçonné d’avoir fait jouer ses contacts en faveur d’une puissance tierce – en l’occurrence les Emirats arabes unis. Des accusations dont il a finalement été disculpé en 2022. Avec ce nouveau rôle d’envoyé spécial, le président américain montre de nouveau qu’il lui maintient toute sa confiance. « Tom comprend qu’une collaboration avec la Syrie présente un grand potentiel pour mettre fin au radicalisme, améliorer les relations et garantir la paix au Moyen-Orient », s’est réjoui Donald Trump au moment de sa nomination, il y a quelques jours.
Méfiance du côté israélien
Le discours tenu par Tom Barrack, transfuge du monde économique vers la diplomatie à l’instar du couteau suisse de l’administration américaine Steve Witkoff, fait aussi redouter à Israël une perte d’influence en Syrie au bénéfice d’une puissance rivale, la Turquie. Les relations diplomatiques et économiques entre les deux pays sont totalement rompues depuis novembre dernier. Le pouvoir turc se montre très critique des bombardements israéliens menés sans relâche par les Israéliens dans la bande de Gaza depuis l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023.
En poste à Ankara, le diplomate américain a parfois semblé adopter certaines formules proches de la rhétorique employée par le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, au sujet de l’ex-domination de la région par les Européens, qui a conduit au découpage de l’empire ottoman. « Il y a un siècle, l’Occident imposait des cartes, des mandats, des frontières tracées au crayon et une domination étrangère », a écrit sur X Tom Barrack. « [Les accords] Sykes-Picot [ont] divisé la Syrie et la région dans son ensemble pour des raisons impérialistes, et non pour la paix. Cette erreur a coûté des générations. Nous ne la referons pas. L’ère de l’ingérence occidentale est révolue. »
Des déclarations qui ont de quoi renforcer la méfiance du côté israélien. « Israël et l’administration Trump ne sont pas sur la même longueur d’onde concernant la Turquie ou la Syrie », analyse Michael Koplow, responsable du Forum politique israélien cité par le journal israélien Haaretz. « Il y a sans doute de la consternation en Israël sur le fait que la même personne va superviser simultanément la politique turque et syrienne, ce qui est une reconnaissance tacite que les Etats-Unis considèrent la Turquie comme le principal acteur extérieur en Syrie. »
Intérêts économiques et diplomatiques
Tom Barrack a lui aussi rencontré le dirigeant syrien le 24 mai dernier, à Istanbul (Turquie). Ahmed al-Charaa a profité de cet échange pour confirmer que la Syrie aiderait les Etats-Unis à tenter de retrouver les corps de trois Américains disparus dans le pays durant la guerre civile. Un geste bienvenu du côté de l’administration Trump, qui voit par ailleurs dans le contexte syrien un moyen d’affaiblir encore un peu plus l’Iran dans la région, un des principaux soutiens de l’ancien régime. Mais l’équipe du président américain lorgne également sur de possibles affaires à réaliser dans cette Syrie post-Bachar al-Assad. C’est d’ailleurs l’un des intérêts communs de Washington avec la Turquie.
Soutien de la rébellion contre l’ancien despote syrien, Ankara a multiplié les signes d’entente envers le nouveau pouvoir en place à Damas. Avec, en ligne de mire, des ambitions commerciales : plusieurs ministres turcs ont déjà manifesté leur volonté de s’impliquer dans les secteurs de l’énergie ou du BTP pour rebâtir la Syrie. Le secrétaire d’Etat américain Marco Rubio pousse pour sa part pour « réaliser des investissements favorables à la stabilité » et participer aux « efforts de reconstruction » dans le pays détruit. Après avoir enregistré des contrats de centaines de milliards de dollars durant sa tournée au Moyen-Orient, Donald Trump pourrait saisir l’opportunité de décrocher de nouveaux « deals ».
LIRE AUSSI : « C’est officiellement la fin de l’ère Assad » : la Syrie entre espoirs et incertitudes après la levée des sanctions
Sur le plan diplomatique, la Turquie a tout intérêt à jouer la même partition qu’avec Washington sur ce dossier. Outre l’aspect économique, Ankara espère une stabilité en Syrie pour voir rentrer chez eux les près de 3 millions de réfugiés accueillis sur son sol. Autre paramètre : sa lutte contre les mouvements armés kurdes au nord du pays serait renforcée par une bonne entente avec le nouveau pouvoir syrien, lui-même consolidé si le réchauffement avec les Etats-Unis se poursuit. La levée des sanctions américaines contre la Turquie est enfin un objectif affiché par le gouvernement. À l’inverse du ressenti d’Israël, la nomination de Tom Barrack comme émissaire spécial de Donald Trump sur le dossier constitue un indice plutôt positif pour Recep Tayyip Erdoğan.
Contesté sur la scène intérieure et critiqué pour son verrouillage de la presse et l’opposition, le président turc tente de revenir au centre du jeu géopolitique mondial depuis quelques mois. Au-delà de la question syrienne, il se montre très actif pour essayer d’influer sur le conflit en Ukraine. Membre de l’Otan, la Turquie a conservé une position ambiguë quant à la guerre menée par Russie depuis février 2022. Recep Tayyip Erdoğan tente aujourd’hui de se poser en médiateur entre les deux nations en guerre. Ces dernières semaines, son pays a accueilli les deux premières sessions de négociations russo-ukrainiennes depuis fin 2022.