Libération : «Dénislamisme» ? par Laurent Joffrin

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«Dénislamisme» ?

La lettre politique par Laurent Joffrin

Encore et encore, le grand air du «déni»… Le Figaro en tête, une partie de la droite impute à un aveuglement général envers le danger islamiste le défaut de vigilance qui a permis à Mickaël Harpon de perpétrer son quadruple assassinat au sein même de la préfecture de police. On a même créé un mot pour résumer la chose : le «dénislamisme». Drôle de thèse, tout de même.

Déni ? Ainsi la police qui passe une grande partie de son temps à tenter de prévenir les attentats et ou à pourchasser leurs auteurs, parce qu’elle a échoué à détecter la radicalisation d’un de ses membres – erreur grave à coup sûr – sous-estimerait du même coup le danger qu’elle côtoie tous les jours.

Déni ? Elle serait donc aveugle, elle qui a souvent payé le prix du sang lors des attaques des fanatiques et qui a fait montre d’un courage éclatant en maintes circonstances.

Déni ? Les gouvernements successifs qui ont renforcé la législation antiterroriste, accru les crédits, augmenté les effectifs, seraient donc inconscients de la menace.

Déni ? Celui de pouvoirs de droite et de gauche qui ont engagé l’armée française dans des terres lointaines pour aider à l’élimination de l’Etat islamique implanté en Syrie et en Irak ? Qui ont envoyé un corps expéditionnaire au Mali pour faire pièce à une offensive islamiste, avec les pertes humaines afférentes et les risques politiques encourus en cas de fiasco toujours possible ?

Déni ? Celui d’une société qui ne cesse de débattre sur les moyens de faire face à cette menace multiforme et qui réagit avec une grande résilience aux attentats ?

Accusation absurde. Elle vise en fait, non une quelconque pusillanimité à lutter contre le terrorisme islamiste, mais le refus d’englober sommairement tous les musulmans dans la mouvance islamiste, quand celle-ci ne touche qu’une minorité. L’extrême droite a même inventé un sarcasme pour discréditer ceux qui veulent distinguer islam et islamisme : ils sont les diffuseurs du «padamalgam», ce sédatif idéologique qui endormirait la conscience publique face à l’islam. On ne saurait être plus clair : si l’on cherche à ridiculiser ceux qui refusent l’amalgame, c’est bien qu’on veut l’imposer dans le débat. Pour ces satiristes agressifs, tous les musulmans seraient donc suspects, sinon coupables. On progresse dans l’analyse…

Alors que pour une grande part, l’essor du jihadisme est aussi – d’abord ? – une guerre civile entre musulmans. Issu du salafisme, doctrine obscurantiste et réactionnaire (elle prône un retour à la lettre de la charia et porte aux nues un soi-disant âge d’or, celui de la conquête musulmane des premiers siècles), le jihadisme s’attaque systématiquement à ceux des musulmans qui pratiquent une religion à ses yeux trop pacifique et trop occidentalisée, avant de tourner ses méthodes barbares contre les démocraties. On rappellera que les victimes du terrorisme planétaire, statistiquement, sont en grande majorité des musulmans.

Profitant d’un terreau favorable dans les quartiers déshérités des pays développés, cette guerre s’est étendue à l’Europe et aux Etats-Unis sous la forme d’attentats meurtriers. Avec une arrière-pensée stratégique : non seulement répandre un climat de terreur, mais aussi provoquer un raidissement des gouvernements attaqués envers les musulmans en général, mettre en place les conditions d’une «guerre des civilisations», espérant ainsi faciliter le recrutement jihadiste parmi des populations mises au ban.

Dans ce cadre, la rhétorique sommaire qui consiste à jeter la suspicion sur l’ensemble de la minorité musulmane devient un auxiliaire du projet jihadiste. Le refus de l’amalgame n’est pas seulement un réflexe moral ou civique : il fournit une pièce essentielle à la lutte contre les terroristes. C’est en séparant la mouvance jihadiste du reste des musulmans qu’on la réduira plus facilement. C’est en dénonçant le salafisme comme doctrine moyenâgeuse et liberticide, en la distinguant du reste de l’islam et en traquant sans faiblesse ses éléments violents (minorité dans la minorité), qu’on en viendra à bout.