Xavier Houzel, expert en énergie.
6 octobre 2024
1°) Après le Liban, des frappes israéliennes majeures sur l’Iran sont attendues avec beaucoup de craintes au Moyen-Orient… Quelle cible serait la plus inquiétante ?
Inquiétant est le mot juste ! Sauf que l’adjectif ne s’applique ni à la frappe ni à la cible mais à celui qui en assumera demain la responsabilité. Et celui-là est le président des États-Unis, dont Israël est le serveur intermédiaire, le routeur, le proxy dans la région – sachant que, par homothétie, par réaction, le Hezbollah, les Houthis et le Hamas remplissent la même fonction pour le compte de la République Islamique d’Iran.
Pour bien le comprendre, il faudrait pouvoir revenir 45 ans en arrière – le 4 novembre 1979 – lorsqu’un groupe d’étudiants « islamiques », armés de gourdins, envahirent la représentation diplomatique de Washington à Téhéran. Ils allaient y retenir une cinquantaine d’otages pendant plus d’un an. Il faudra attendre le 19 janvier 1981 pour qu’un accord soit conclu entre Téhéran et Washington, grâce à une médiation algérienne, et pour que les 52 derniers otages soient enfin libérés le jour de l’investiture de Ronald Reagan. Entre temps, cela avait été la honte, avec le fiasco de l’opération « Eagle Claw » (« serre d’aigle »).
Je vous laisse faire un hasardeux rapprochement entre cette prise d’otages à l’ambassade américaine de novembre 1979 et le « Déluge d’Al-Aqsa » du 7 Octobre 2023 ; et je vous invite à comparer le fiasco de l’opération « Eagle Claw » aux résultats des efforts israéliens dans la Bande de Gaza depuis un an, avec une différence notable à souligner : le contexte international n’était pas le même. Les Accords du Quincy fonctionnaient encore et Saddam Hussein tenait l’Irak pendant que Hafez Al-Assad contenait la Syrie ; l’URSS était plus ou moins absente du Moyen-Orient et la Chine somnolait. Or ce n’est plus le cas. De surcroît, l’Amérique est en campagne électorale et plongée dans une crise morale comme jamais, l’Union Européenne bat la breloque et le reste du monde se fissure entre les soi-disant BRICS et l’Occident, acculé dans son coin.
2°) Le 7 octobre est la plus grave, la plus cruelle attaque que le terrorisme ait perpétré contre Israël depuis sa création. Selon vous, le maître du jeu serait Washington et pas Jérusalem. Envisager sinon imaginer un cessez le feu dans la région semble pourtant exclu !
Quoique Israël ne se situe pas à l’épicentre de l’effondrement civilisationnel de l’Occident, le 7 octobre est le signe avant-coureur d’un énorme danger. Nous sommes presque à la révolte de Spartacus ! La situation d’apartheid qui est à l’origine du 7 octobre est aberrante, mais le compte n’y est pas encore : en raison de la sidération qui a suivi cet acte terroriste, on ne se rend pas encore compte des origines du mal ; et la dose d’hypocrisie des politiciens est telle (les pourparlers de cessez-le-feu n’en sont qu’un exemple!) que l’opinion s’y perd ! Mettons qu’il faille attendre l’investiture du prochain président US pour sortir du déni. J’adore la phrase délicieuse d’Élie Barnavi dans le magazine « Challenges » : « Je suis à chaque fois stupéfait de l’écart entre le génie opérationnel d’Israël et son imbécillité stratégique. » Bien sûr, le pauvre Benjamin n’est qu’un pantin, le père fouettard de « chez Guignol », dont l’Oncle Sam tire les ficelles. Mais ça ne fait pas rire.
Au contraire. Oui, cette stratégie est celle des États-Unis ; elle n’est pas le fait de Benjamin Netanyahou, encore moins celui de ces messieurs Ben Gvir et Smotrich, qui sont des idiots utiles. Les dégâts collatéraux en termes d’image du Judaïsme sont importants, le prix payé par les Juifs du monde entier est insupportable. Je m’étonne qu’il ne se trouve pas de grands esprits – qui pourtant ne manquent pas chez les Juifs – pour dénoncer cette forme d’allégeance, cette sujétion, cet état de dépendance d’Israël par rapport à l’Amérique. Sans arrogance, l’historien Yuval Noah Harari résume pour nous ce dilemme : « Nous avons tellement de pouvoir, de savoir, et nous sommes sur le point de nous détruire. » En France, nous sommes désorientés. Aussi, j’exprime un vœu… celui que Bernard-Henri Lévy se calme ou qu’il s’exile pour ses prêchi-prêcha, après l’Algérie et la France, en Terre Promise.
Le profond traumatisme ressenti par l’Amérique il y a 45 ans, presque jour pour jour, et le souvenir des outrages à elle infligés par l’Iran sont beaucoup plus durablement installés du côté américain (et réciproquement) que du côté Israélien. Depuis Nabuchodonosor II, qui brûla le Temple de Salomon et prit en otage tout un peuple (décidément !) avant de le libérer, il n’y a pas d’antisémitisme résiduel chez les Mèdes et les Perses ; nombre de Juifs influents de l’État Hébreu sont d’origine iranienne et fiers de l’être. Vous me direz que la Californie est devenue en partie iranienne et je vous répondrai que le phénomène diffère en ne s’inscrivant pas dans la durée de la Bible.
3°) Que faut-il redouter d’abord ? Des frappes sur des sites nucléaires avec les conséquences inconnues que cela implique, ou sur un site pétrolier comme une raffinerie ou des terminaux, avec l’impact prévisible sur une récession iranienne ou sur les prix du pétrole ?
… La récession iranienne et le prix du Pétrole ? En deux mots : la récession mine l’Iran, dont 90 % de la population est réduite à l’état de pauvreté par le fait de sanctions. Qui osera nier que les sanctions sont une forme de terrorisme, dans la mesure où elles sont aveugles, en prenant littéralement en otage une population entière. Quant au Pétrole et au Gaz, par un effet de dominos déjà largement actionné sur le marché de l’énergie par les sanctions, les échelles de prix sont chamboulées. Il en est résulté deux effets secondaires, d’une part la création de l’Opep Plus (dès avant la fin de 2016, soit après l’Euromaïdan de 2014) et d’autre part l’instauration spontanée d’un marché parallèle dit « gris » des hydrocarbures, comparable à notre marché noir pendant la guerre. Ses conséquences perturbatrices sont aussi intenses et couteuses. Les chemins par la terre et par la mer des flux économiques sont modifiés en conséquence ; des distorsions apparaissent, dont les victimes sont de part et d’autres ; la monnaie cryptée en fait ses choux gras ; la moitié du monde se retrouve mafieuse par construction plus que par nécessité ; les prix n’obéissent plus comme avant ni aux lois classiques du marché ni aux soubresauts de la géopolitique. Et l’on s’installe dans le chaos.
L’Économie américaine fut la première à profiter de la paralysie des investissements iraniens (sachant que l’Iran détient les premières réserves mondiales de Gaz) et de l’effacement de la Russie dans le Nord de l’Europe. – à croire que les stratèges américains l’ont fait exprès. Comme par un heureux hasard, l’attentat terroriste sur les pipelines sous-marins Nord Stream n’est toujours pas élucidé ; or les États-Unis sont devenus, avec 21,4% des flux mondiaux, les premiers exportateurs mondiaux de GNL ! Bizarre. Attendez que les cours s’effondrent – comme ce sera le cas après la paix en Ukraine et au Proche-Orient – et les flux reprendront leurs lits, puisant dans leurs sources en Iran et en Russie le moyen de concurrencer la production américaine jusqu’à la tarir : alors, la récession changera de camp.
4°) L’ordre mondial serait alors l’enjeu de la riposte d’Israël ? Dans quelle mesure pourrait-il être affecté ?
Mais c’est déjà fait et c’est probablement irréversible ou à la veille de l’être. Et qu’est-ce que l’Ordre Mondial sinon l’ordre américain. Il faut remonter aux Accords de Bretton Woods, signés en 1944 par 44 gouvernements pour consacrer un « système monétaire mondial » organisé autour du Dollar américain, seule monnaie à être dès lors convertible en or. La Communauté internationale a consenti à l’Amérique le privilège de battre monnaie pour la planète. Eh bien ! ce monopole est devenu pesant ! À tel point que la Chine, nouveau géant économique et politique, a pris l’initiative de constituer le groupe des BRICS, en relevant subrepticement le gant.
Pourquoi « subrepticement » ? Parce que derrière « le » BRICS, sorte de grand ensemble mégalithique, se cache un menhir monétaire, le NDB, la « Nouvelle Banque de Développement des BRICS », inaugurée le 15 juillet 2014, avec notamment pour objet de « financer des projets et d’innover des solutions sur mesure pour aider à construire un avenir plus inclusif, résilient et durable pour la planète. » Comme avec des pincettes ces choses-là sont avancées. C’était un peu le rôle de la Banque Mondiale et du FMI, son corollaire, c’est en passe de devenir son doublon, une forme de soupape, au fur et à mesure que les épiphénomènes dérivant des dérèglements monétaires causés par les sanctions s’accumulent. Tout naturellement, c’est l’hégémonie du Dollar américain qui est battue en brèche, voire l’unicité du système bancaire international qui est contestée par un challengeur qui est le Yuan, rival prétendant. Ce défi est le véritablement l’enjeu de la crise actuelle : celui des deux guerres. les BRICS ne toléreront pas que le couple fait de Washington et de Tel-Aviv, se croyant tout permis, frappe l’un des leurs.
5°) Quelle pourraient être les réponses politiques à une frappe israélo-américaine intempestive sur l’Iran ?
Jugeons d’abord sur pièces. L’Iran n’a pas donné la mesure de ses moyens – ses Services ont à nouveau prévenu Tsahal qu’ils viseraient la base aérienne de Nevatim dans la nuit du 1er octobre, or les défenses israéliennes, pourtant alertées, ont été en partie déjouées. Preuve est faite que leur bulle d’interception multicouches ne manquerait pas d’être saturée par une pluie d’aéronefs, dont l’Iran pourrait être le faiseur, je dis bien une pluie. Tsahal doit y réfléchir à deux fois, et le Pentagone à trois fois ! Autrement, si les fameux stratèges du duumvirat israélo-américain passaient outre toute prudence, quelle que soit l’efficacité de leur frappe, l’Iran ne manquerait pas de construire sa bombe en un tournemain. Le Guide suprême s’estimerait aussitôt délié de sa propre fatwa. Le Hamas pourrait exécuter une cinquantaine d’otages… advienne que pourra. Et, cerise sur le gâteau, Xi Jinping, qui la joue comme Biden avec Netanyahou en matière de concertation, changerait illico le Yuan en monnaie de compte internationale, dorénavant l’égale du Dollar. Avec l’assentiment des BRICS, bien entendu.
Imaginez un instant que l’Iran ferme le Détroit d’Ormuz à la circulation maritime et propulse alors les cours du Gaz et du Pétrole à des sommets encore jamais vus ! Les Américains feraient bien alors de se précipiter dans les eaux de Taïwan pour y veiller au grain. Le deus ex machina jusqu’au-boutiste israélien devra se souvenir, en somme, que le battement d’aile d’un papillon peut déclencher un ouragan à l’autre bout de la planète.
Je n’aimerais pas être à la Maison Blanche pour une veillée d’armes ! Je me dirais peut-être, si j’étais un réaliste-pessimiste, que « le coup est déjà parti » et que ne pas agir serait « reculer pour mieux sauter »! Mais si j’étais en revanche un optimiste-universaliste, je demanderais la paix des braves et je commencerais par lever les sanctions : elles appellent leur contournement, alimentent la rancœur et fomentent la rébellion. D’autant plus que je garderais en mémoire – et je ne serais pas le seul – le souvenir des ripostes iraniennes en 2019 sur les sites de l’Aramco, à Abqaïq et Khurais. Ces premiers échantillons avaient en effet valeur d’avertissement, comme MBS l’a observé en ne suivant pas les membres de Accords d’Abraham et en se prononçant en faveur d’une solution à deux États.
Tout est lié. Comme j’ai envie de vous dire ce soir que « tout fout le camp ». Le Pétrole, la monnaie, les sanctions, les munitions qui virevoltent d’un pays à l’autre, la drogue qui se répand. C’est beaucoup plus grave encore que le changement climatique, car l’homme en est carrément responsable – non pas l’Humanité mais une poignée de dirigeants.
Les Historiens décrypteront un jour les comptes-rendus des pourparlers engagés de semaines en semaines et pendant presque un an par Israël avec le Hamas avec l’aide de médiateurs pour parvenir à un cessez-le feu à Gaza : ce fut une comédie, un concert de mensonges, à mon sens, « le premier des crimes de guerre ». Les propositions de résolutions soumises au Conseil de Sécurité des Nations Unies, un autre scandale – à cause du sacro-saint veto de certains. Les sentences de la Cour Internationale de Justice, l’organe judiciaire des Nations Unies, ne sont pas non plus suivies d’effets.
La Pologne a saisi la Cour sur des allégations de génocides au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine contre Fédération de Russie), les arguments fusent de mémoires en contre-mémoires comme des tirs de roquettes, chacun y allant de sa déclaration d’intervention. C’est pareil que pour Gaza. Je m’interdis de mettre par écrit qui a raison de l’Israélien et du Palestinien, du Russe ou de l’Ukrainien, chacun ayant des arguments qui lui sont propres, parce que ce sont des hommes libres, mais je conteste à leurs dirigeants le droit de leur cacher la vérité, de faire semblant de négocier, de poursuivre d’autres buts que ceux qu’ils invoquent.
Le projet d’une monnaie commune des BRICS pourrait non seulement détrôner le Dollar mais aussi peser sur l’issue de la Guerre d’Ukraine. Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, j’affirme que les deux champs de bataille de l’Ukraine et du Proche-Orient – faudra-t-il bientôt dire la Guerre d’Iran ? – communiquent. Les présidents Benjamin Netanyahou et Volodymyr Zelensky sont tous les deux aux ordres. Le terrain sur lequel se joue cette double guerre n’est pas visible, il est beaucoup plus vaste, il est partout.
6°) Vous avez évoqué l’ONU ! L’organisation des Nations Unies est-elle désormais dépassée ?
Tout le monde s’accorde pour prôner une réforme en profondeur de l’ONU, en particulier la modification des conditions de l’octroi et de l’usage du veto et l’augmentation du nombre de membres du Conseil de Sécurité. Sous la réserve que cette réforme soit faite, l’ONU n’est pas « dépassée ». C’est un cénacle irremplaçable, sachant que l’ordre mondial n’a jamais et ne sera jamais parachevé, sauf le respect que l’on doit à l’Intelligence Artificielle, dont on attend soit des miracles soit des catastrophes, selon que le mieux est ou non l’ennemi du Bien et la Paix l’avenir de l’homme.
7°) Et la France, dans ce brouhaha ?
La France est effectivement « l’amie indéfectible d’Israël », elle l’a prouvé, encore qu’elle ait dû ériger, à plusieurs reprises dans le passé, l’architecture des bons rapports qu’ensemble il nous fallait garder, comme ce fut le cas lors de l’affaire des Vedettes de Cherbourg. Bref, il est indécent qu’en la circonstance, le premier ministre israélien donne à la France des leçons de maintien. Son « tous les pays civilisés devraient » est largement de trop, à moins qu’il ne s’applique à lui-même le conseil. Le discours du président Macron, en revanche, est venu à point nommé ; il a été prononcé là où il fallait, en présence d’autres chefs d’États venus parce qu’ils partageaient une langue partagée par trois cent millions de gens cultivés. Il n’y a pas de honte à prévenir son prochain qu’il est au bord d’un précipice, même s’il ne parle pas le même langage.
Tout ce que monsieur Netanyahou aura gagné sera – je l’anticipe parce que je l’espère – que la France reconnaisse l’État Palestinien. Avant l’heure n’est pas l’heure ; mais c’est maintenant le moment ! Et si ce monsieur insistait, qu’elle invite à Villers-Cotterêts les Palestiniens qui ne sauront plus où être en sécurité (afin de ne pas être assassinés) pour qu’ils se concertent, non pas pour se défendre, ce dont ils ont le droit, mais pour trouver ensemble une solution de bon voisinage avec les Israéliens, comme nous l’avons fait, il y a 70 ans, avec nos ennemis Allemands, devenus aujourd’hui les meilleurs de nos amis.
Il faut que les Israéliens apprennent à se satisfaire de leur espace vital en respectant celui des autres, pour ne pas faire comme Sisyphe et vivre pour toujours, comme l’écrivait Albert Camus, entre l’absurde et le suicide.
Propos recueillis par Joëlle HAZARD